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le Rapport « Pour une prévention durable des risques psychosociaux dans les fonctions publiques »
Consultez la synthèse du rapport
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le Rapport « Pour une prévention durable des risques psychosociaux dans les fonctions publiques »
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Thierry GUILLEMOT, Animateur
Bonjour à tous. Nous ouvrons ce 5ème colloque, auquel nous convie le Fonds national de Prévention de la Caisse Nationale de Retraites des Agents des Collectivités Locales. Les risques psychosociaux, dont vous n’ignorez pas les enjeux, se sont imposés dans le débat collectif depuis une vingtaine d’années.
Bruno BEZIAT, Animateur
Nos invités vous feront part de leur réflexion ou de leur témoignage sur le mieux-être au travail et les leviers d’actions pour y parvenir. Nous accueillerons, ce matin, des experts du sujet : Philippe Davezies et Mathieu Detchessahar, puis des représentants de la Direction générale de l’Administration et de la Fonction publique pour nous informer des dernières actions de prévention et des négociations en cours. Vous découvrirez également, en avant-première, un rapport réalisé par Sciences Po Bordeaux pour le compte du FNP sur les risques psychosociaux dans les fonctions publiques territoriale et hospitalière.
Cet après-midi, deux tables rondes seront organisées pour vous apporter des retours d’expérience et des témoignages d’agents hospitaliers puis territoriaux. Une personnalité assurera l’intermède, avant qu’un magistrat, Samuel Crevel, vous expose la responsabilité de l’employeur.
Vous pourrez poser des questions tout au long de cette journée en remettant aux hôtesses de salle les fiches-questions à votre disposition.
Thierry GUILLEMOT, Animateur
Nous nous en ferons les porte-parole.
J’appelle sans tarder notre hôte, Jean-Michel Bacquer, Directeur de l’établissement de Bordeaux, pour le discours de bienvenue.
Jean-Michel BACQUER, Caisse des Dépôts Bordeaux
Bonjour et merci à tous. Je dois avant tout excuser le Président Domeizel, qui est en convalescence, mais qui vous souhaite une excellente journée de travail. Je salue tout particulièrement la présence des élus, des collectivités et des établissements de santé, sociaux et médicosociaux. Je remercie également les intervenants à ce colloque qui ont pris le temps de partager avec nous leurs connaissances et leur expertise de la prévention. Merci aux journalistes qui animeront les débats tout au long de la journée et qui ont préparé ce rendez-vous avec nos collaborateurs du FNP et de la communication.
En préambule à vos travaux, je voudrais vous dire notre motivation professionnelle à nous engager dans des démarches de prévention, notamment au nom de l’équipe du FNP, qui est très investie dans sa mission. Ce fonds reste une aventure très motivante et nous sommes très fiers des actions, qui trouvent maintenant leur rythme et dont nous pouvons apprécier les résultats. Nous sommes très fiers de pouvoir partager, avec les collectivités partenaires et les administrateurs de la CNRACL, les succès de ce fonds de prévention.
Ce fonds est financé par un prélèvement réglementaire sur le produit des contributions de retraite perçues par la CNRACL. Sa gouvernance relève du conseil d’administration paritaire de la CNRACL. Au sein du conseil ou par délégation, la commission invalidité et prévention est l’instance déléguée de gouvernance de ce fonds.
Depuis la création du fonds, trois programmes triennaux ont été mis en œuvre avec succès, grâce à l’engagement de ses acteurs et à l’adhésion de beaucoup d’entre vous. Le Fonds national de prévention aborde, en effet, des thématiques au cœur des préoccupations des employeurs et des salariés et ne s’arrête pas à la diversité des structures administratives, qui peuvent être un frein à la diffusion des démarches de prévention et à la définition de leur périmètre.
Cette journée nous permettra de rassembler les connaissances actuelles sur la question complexe des risques psychosociaux, afin de dégager les voies d’une culture commune et rechercher ensemble des axes de progrès.
Madame Françoise Pillin, représentant le Président Domeizel, développera les actions mises en œuvre par le FNP au cours de ces dernières années. A la mi-journée, certains d’entre nous s’isoleront dans une sorte de conclave pour signer une convention de partenariat entre l’Association nationale pour la formation permanente des personnels hospitaliers (ANFH) et la CNRACL.
Je suis intimement convaincu que vos échanges et les pistes d’actions qui vous seront proposées tout au long de cette journée contribueront à accroître la dynamique de la santé au travail. En tant qu’ancien cadre territorial, je sais combien les collectivités sont attachées à leur autonomie et combien leurs responsables sont heureux, sur ces sujets en particulier, de partager leurs expériences, leurs références et leurs méthodes, afin d’avancer avec professionnalisme sur des chemins repérés. Je ne doute donc pas que vos débats seront un vrai moteur pour relever les défis de ces prochaines années.
Je vous souhaite, à tous, une très bonne journée de travail.
Thierry GUILLEMOT, Animateur
Cette petite cérémonie d’accueil ne serait pas complète sans quelques mots d’introduction de Madame Françoise Pillin, Présidente de la commission invalidité et prévention du conseil d’administration de la CNRACL.
Françoise PILLIN, Présidente de la commission invalidité et prévention du conseil d’administration de la CNRACL
Mesdames et Messieurs, bonjour à tous. En l’absence de notre Président, j’ai l’honneur d’introduire ce 5ème colloque du Fonds national de prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles de la CNRACL. J’adresse un remerciement particulier aux intervenants, aux journalistes et aux collaborateurs de l’établissement de Bordeaux, qui ont assuré l’organisation de cette rencontre.
Face à l’accroissement des problématiques liées aux risques psychosociaux dans les fonctions publiques, le conseil d’administration de la CNRACL a souhaité vous proposer un cadre de réflexion collectif, ouvrant de nouvelles voies porteuses d’amélioration pour la santé physique et psychique au travail.
La CNRACL affirme son rôle précurseur dans le domaine des risques psychosociaux en poursuivant les travaux engagés lors de l’accord du 20 novembre 2009 sur la santé et la sécurité du travail pour les trois fonctions publiques.
La première étape de concertation relative à cet accord a été lancée par la ministre de la Fonction publique, Marylise Lebranchu en janvier 2013. Elle porte sur les risques psychosociaux et les moyens des comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail. La seconde étape devrait avoir trait à l’amélioration de la qualité de vie au travail. Le FNP prend ainsi pleinement sa place dans le débat national sur les enjeux majeurs de la santé au travail.
Le FNP a trois missions à remplir :
• établir, au niveau national, les statistiques des accidents du travail et maladies professionnelles dans la fonction publique ;
• participer, au niveau local, au financement des mesures de prévention ;
• élaborer les recommandations d’actions en matière de prévention.
La loi a autorisé le FNP à établir des partenariats avec tout service ou organisme œuvrant dans le domaine des accidents du travail et des maladies professionnelles. Les relations avec la Caisse nationale d’assurance maladie des travailleurs salariés (CNAMTS), l’Institut national de veille sanitaire (INVS), la Fédération nationale des centres de gestion (FNCDG), la Direction de la sécurité civile (DSC), l’Institut national de recherche et de sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles (INRS), le Centre national de la Fonction publique territoriale (CNFPT) et, récemment, avec l’ANFH et l’Association nationale pour l’amélioration des conditions de travail (ANACT) lui ont permis de développer son action à l’égard des collectivités territoriales et des établissements hospitaliers.
Je souhaite revenir sur les avancées significatives de ces deux dernières années.
Au titre de la collecte des données statistiques, je rappelle la circulaire de la Direction générale de l’offre des soins du 5 mars 2012 relative à la déclaration des accidents du travail et des maladies professionnelles, qui précise la nécessité d’optimiser le processus de collecte et d’exploitation des données des établissements hospitaliers, afin de déployer plus largement le progiciel Prorisq dans la fonction publique hospitalière. Fin 2012, près de cent établissements avaient demandé à bénéficier de ce logiciel.
Dans le même temps, l’accompagnement des collectivités et des établissements territoriaux dans leur démarche de prévention, s’est considérablement amplifié. Afin de pérenniser et mutualiser les moyens dédiés à la prévention, le FNP a développé un partenariat avec les centres départementaux de gestion. Ce dispositif prévoit la mise en place de démarches d’évaluation pour près de 4 800 employeurs dans les trois prochaines années.
L’évaluation des risques professionnels a également constitué un thème d’investissement important pour les services départementaux d’incendie et de secours (SDIS).
Les établissements de santé, sociaux et médicosociaux se sont regroupés pour travailler sur des projets d’envergure sur la santé et la qualité de vie au travail, tel que le PACTES, projet d’amélioration des conditions de travail en établissements de santé et PHARES, projet hospitalier ligérien absentéisme, recherche, intervention, santé au travail.
Enfin, quatre projets de recherche-action portant sur les risques psychosociaux ont été retenus par le FNP, Fin 2012.
Au titre de sa troisième mission, à savoir l’élaboration de recommandations d’actions, le FNP a multiplié les actions de communication pour promouvoir la culture de la santé au travail. Il a diffusé des dossiers sur les grandes thématiques telles que les troubles musculo-squelettiques, les risques psychosociaux, les risques cancérigènes, mutagènes, reprotoxiques et l’actualité réglementaire. La culture de la prévention a ainsi progressé dans les collectivités territoriales et les établissements hospitaliers et ses enjeux sont aujourd’hui mieux appréhendés.
Par ailleurs, la parution des textes relatifs à la pénibilité et à l’évolution des instances paritaires dans la fonction publique territoriale renforce les avancées en matière de prévention des risques professionnels.
Si nous avons construit et beaucoup appris, il nous reste, fort de nos connaissances et de nos acquis à aller plus avant pour défricher de nouveaux chemins. Des outils existent, mais il faut les confronter aux réalités du terrain afin qu’ils deviennent des moyens de transformation et d’amélioration des conditions de travail. Je pense au logiciel sur les contraintes psycho organisationnelles, résultat du travail en réseau de plusieurs centres hospitaliers universitaires et qui est actuellement testé par des hôpitaux de la région de Grenoble
Les risques psychosociaux commencent à être mieux pris en compte depuis la médiatisation des suicides de ces dernières années, Mais cette visibilité n’a pas encore conduit à une compréhension de l’ensemble des causes générant ces risques. Un effort collectif à long terme nous sera demandé pour progresser vers un mieux-être au travail. Pour citer Sénèque, je dirai que « ce n’est pas parce que les choses sont difficiles que nous n’osons pas, c’est parce que nous n’osons pas qu’elles sont difficiles ».
Par votre présence ce jour, vous participez à une phase importante de réflexion pour l’avenir. Les tables rondes, qui permettront de croiser les expériences et les savoirs de chacun, nous apporteront des éléments constructifs pour nous préparer à la prévention des risques psychosociaux. _ Si nous osons la prévention, nous parviendrons à bâtir, ensemble, une approche féconde de la santé au travail. Merci pour votre confiance.
Intervention Philippe Davezies
Thierry GUILLEMOT, animateur
Philippe Davezies, vous êtes chercheur en médecine et santé au travail à l’Université Claude Bernard de Lyon 1. Vous trouvez comment en finir avec les idées reçues et vous n’hésitez pas à nager à contre-courant. Vous avez consacré toute votre vie universitaire à « l’énigme du travail », afin d’en entamer l’analyse psycho-dynamique. Vous nous proposez de réfléchir aujourd’hui sur le thème de « Qualité et santé : le défi des évolutions du travail ».
Philippe DAVEZIES, Enseignant chercheur santé et travail
Je vous remercie pour cette présentation. Mon propos est de vous exposer les difficultés auxquelles nous sommes confrontés. Mon premier point s’intitule « Ce que nous apprend la souffrance au travail », car, en tant que médecin, j’aborde effectivement le travail par la souffrance. Nous sommes confrontés à trois niveaux de difficulté dès lors que nous souhaitons prendre en charge ces questions.
Le premier niveau de difficulté est incontournable, car il est lié à la structure même du travail. Les salariés, quel que soit leur niveau hiérarchique, n’effectuent jamais exactement ce qui leur est demandé. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le système fonctionne. En effet, travailler correctement suppose toujours de :
• se confronter à des particularités de situations que l’échelon supérieur, qui prescrit le travail, n’est pas en mesure de percevoir ;
• affronter un grand nombre de dilemmes éthiques, qui ne sont pas arbitrés par les consignes ;
• mobiliser ses compétences professionnelles, mais aussi sa sensibilité et ses expériences diverses, y compris celles acquises en dehors des milieux professionnels ;
• affirmer sa responsabilité sur un fragment du monde.
Le travail est intéressant et facteur de développement et de santé, précisément parce qu’il n’est jamais ce qu’il devrait être. Il ne se résume toutefois pas à ce niveau d’activité.
Au niveau de la prescription, les personnes sont chargées de l’évaluation économique et de la gestion, qui sont une tout autre façon d’aborder le travail. Je cite souvent l’exemple d’une entreprise, qui se porte très bien, où le salariat de base est constitué d’un millier d’ingénieurs et de docteurs ès sciences. Ils fabriquent des produits de nouvelle technologie pour le monde de demain et se décrivent eux-mêmes comme tous diplômés « Bac+16 ». La même structure de conflit y est toutefois constatée. Les ingénieurs ont des critères de qualité, qui diffèrent souvent de ceux de leurs encadrants. Ces derniers considèrent que la qualité est celle requise par le marché, dans le temps du marché. Les managers s’efforcent donc d’arracher aux ingénieurs les produits à un stade où ceux-ci considèrent que leur conception n’est pas achevée. Si les managers emportaient cette bataille et que les ingénieurs abandonnaient leurs critères de qualité, l’entreprise s’effondrerait, car elle tire sa place sur le marché de l’engagement de ces ingénieurs. A l’inverse, si les ingénieurs l’emportaient sur les managers, l’entreprise s’effondrerait également. L’entreprise tire donc sa dynamique du jeu positif de cette tension entre l’expérience du travail et l’efficience économique. L’enjeu auquel nous sommes confrontés porte précisément sur la façon dont nous parvenons à articuler ces deux dimensions. Ce jeu n’est en rien dramatique. Il est l’essence même du travail et peut se déployer positivement ou négativement.
Le processus d’intensification du travail, sous l’effet des contraintes financières, agit négativement. Or intensifier le travail n’implique pas seulement de travailler plus vite. Les différences de pression modifient la nature même du travail. Les agents sont contraints de concentrer leur activité sur les dimensions du travail jugées prioritaires et d’abandonner certains critères, par exemple de qualité, qu’ils ne pourront pas tenir. La souffrance au travail est étroitement liée à cette question. Yves Clot répète que « ce qui fait mal au travail, ce n’est pas ce qu’on fait, mais les réponses qu’appelaient les situations et qu’on n’a pas été en mesure de donner ».
Or dans le monde du travail d’aujourd’hui, à tout niveau hiérarchique, travailler revient essentiellement à trier entre les critères de qualité qui pourront être pris en charge et ceux qu’il sera nécessaire de laisser de côté. Là encore, ce tri n’est pas dramatique, notamment dans les services sociaux et de santé, où il existe structurellement un décalage entre les moyens et les besoins.
Parallèlement, les espaces d’arbitrage collectifs se sont réduits sous l’effet de l’intensification, de la multiplication des statuts, de l’individualisation des horaires dans certains secteurs etc. Chacun tente donc d’arbitrer, seul, selon son expérience et sa sensibilité. Le processus d’individualisation du rapport au travail n’est pas simplement le développement d’un individualisme de tendance, mais d’un individualisme lié à l’organisation même du travail. Les nouveaux embauchés ne bénéficient plus de l’expérience accumulée par les seniors. Le processus le plus préoccupant est la dissolution des critères communs définissant un travail bien réalisé.
Dans un hôpital, chacun sait que le point de vue des médecins sur le travail n’est pas le même que celui des aides-soignantes. Les médecins, entre eux, ne sont pas d’accord. Il en va de même pour les infirmières. Cette situation se traduit par la multiplication des conflits individuels, en parallèle de la diminution des conflits collectifs. Certains éléments sont assez préoccupants. Selon l’enquête SUMER, menée par le ministère du Travail et la Dares (Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques), 17% des salariés déclaraient être, en 2003, l’objet d’un comportement systématiquement hostile de la part d’une ou plusieurs personnes sur leur lieu de travail (qui ne soient pas nécessairement leur supérieur hiérarchique).
Nous retrouvons l’exigence majeure, portée tant par le milieu de la santé que par le patronat, de reconquérir des espaces de discussion sur le travail dans la norme ISO 26 000 sur la responsabilité sociale et dans le rapport économique et social de la Cnamts (Caisse nationale de l’assurance maladie des travailleurs salariés).
La troisième difficulté consiste à débattre du travail Les salariés eux-mêmes contournent autant que possible toute discussion sur le travail, qui puisse faire émerger des conflits. L’action n’est pas l’application d’une idée, car cette dernière est court-circuitée par l’activation des mémoires émotionnelles et des expériences antérieures. L’action est ainsi en avance sur la décision, comme le montrent les neurophysiologistes. Si nous devions réfléchir, c’est-à-dire produire une élaboration langagière sur les situations, avant de prendre une décision, plus aucun humain ne serait encore de ce monde, car il aurait été mangé par les prédateurs depuis bien longtemps.
Le principal obstacle est que l’activité est obscure, pas uniquement aux yeux du chef, qui a d’autres soucis ou du collègue, qui poursuit d’autres objectifs, mais également aux yeux mêmes de celui qui la déploie. L’action n’est pas l’application d’une idée. Des expériences ont démontré que l’action est déclenchée par une situation donnée, qui met en œuvre les mémoires émotionnelles, les programmes moteurs qui correspondent aux modalités de réponses qui sont induites par l’expérience du sujet. La prise de décision accompagne l’action. Elle n’en est pas la cause. Les facteurs de sollicitations à l’action ne sont que partiellement conscients. Le cerveau a toutefois des capacités d’intégration des situations spatiales et temporelles, qui sont très supérieures à celles de la réflexion consciente, fondée sur le langage. Je cite un article de Damasio sur des expérimentations montrant que nous sommes capables de choisir, dans un environnement dont nous ne connaissons pas les règles, les stratégies adéquates bien avant d’avoir compris pourquoi elles le sont. En résumé, l’activité est en avance sur la conscience, qui est elle-même en avance sur son expression langagière. Aussi, produire des mots sur le travail est un enjeu, surtout en cas de conflit.
La question de la subjectivité est celle du retour réflexif, interrogatif, éventuellement inquiet, sur sa propre action. Le « Je » doit alors prendre la responsabilité d’une activité dont il n’est pas la cause. A partir des éléments scientifiques connus, il est extrêmement contestable d’impliquer la responsabilité des salariés au travail, alors que l’organisation les prive des possibilités d’un retour réflexif sur leur activité, qui seule, permettra la construction de modalités de réponse qui seront activées lors de l’expérience suivante, sans que soit mobilisée la réflexion consciente et l’élaboration langagière. La subjectivité, telle que présentée par la psychanalyse, se focalise sur les dimensions défaillantes de l’être humain. Ce qui s’impose est ce que vous ratez. Tout ce que les salariés réalisent de positif, en plus de ce qui leur est demandé et qui traduit leur personnalité, échappe à la conscience de leur auteur, en raison d’un mécanisme du cerveau, qui n’analyse que ce qui est décalé par rapport à ses dispositions à l’action. Ce qui est attendu ne fait l’objet d’aucun retour sensoriel. Personne ne se réveille la nuit pour se demander comment il a pu mener aussi bien son travail, ce qui cache des dimensions réellement dramatiques. Le travail n’apparaît que sous le mode de la défaillance. Tout l’engagement positif est obscur, y compris aux yeux de son auteur. Se réapproprier les dimensions positives de son engagement relève de la confrontation avec l’activité d’autrui, soit en travaillant collectivement, soit par des dispositifs permettant de discuter de ce qui est raté, mais aussi de ce qui est porté positivement.
Le diagnostic classique d’un ergonome sur l’activité repose essentiellement sur ces bases, où se nichent les risques psychosociaux.
Ce manque d’espaces d’élaboration conduit à des conflits, notamment avec le chef qui interpelle l’agent sur des critères objectifs, de qualité, de quantité, de rythme ou de conformité à des normes. Pour que le débat ouvre sur une issue positive, le salarié doit pouvoir reconnaître ses défaillances, mais aussi exprimer ses propres normes, afin de trouver des compromis enrichissants, sachant que le travail repose sur la tension entre deux normes. Or les salariés ne disposent pas d’espaces de discussion sur leur activité, notamment sur leurs dimensions positives. Ils sont donc incapables de répondre à l’accusation, d’autant qu’ils sont eux-mêmes surtout conscients de leurs défaillances. La remarque peut alors être vécue comme intrusive et persécutoire. Lorsqu’ils se retrouvent dans cette situation, les salariés s’emparent alors d’éléments langagiers préfabriqués pour expliquer les conflits, alors que ces derniers ne rendent pas du tout compte de la dramatique propre à chaque salarié. Nous l’avons constaté à la suite de la publication du livre de Marie-France Hirigoyen sur le harcèlement moral.
Certains salariés, en consultation, nous en récitaient des passages entiers. Un salarié m’a même engagé un jour à lire le livre pour prendre connaissance de sa situation. Or ces discours occultent les conflits de normes, qui sont primordiaux. Pour des raisons biologiques, plus les agents utilisent ces procédés, moins ils sont capables de revenir sur les événements, localisables en temps et en lieu, qui les concernent. Des mécanismes biologiques engagent les personnes en situation de stress chronique dans une spirale de sur-généralisation de leur situation, ce qui tend à radicaliser les conflits.
Tout l’enjeu de la prise en charge est donc de se recentrer sur les questions du travail pour retrouver les enjeux de qualité. Il est nécessaire de construire des espaces d’élaboration autonomes sur le travail. Or le travail évolue beaucoup plus vite que les capacités d’élaboration langagière. Produire du discours sur le travail ne va pas de soi. L’activité est déployée face à la réalité du monde, alors que la capacité à en rendre compte est héritière des périodes antérieures.
Dans des milieux de travail où nous intervenons, nous constatons des distances majeures entre ce qui est débattu collectivement et les dilemmes auxquels sont confrontés les salariés en permanence. Dans certaines entreprises, la Direction déploie une politique très éloignée de la réalité du travail. Les représentants du personnel construisent des compétences pour répondre à ce niveau-là. Les salariés en sont réduits à arbitrer, comme ils le peuvent, des affaires qui ne sont pas débattues collectivement.
Je laisserai Mathieu Detchessahar évoquer la place de l’encadrement, sur lequel la tendance est de reporter la faute. Or, selon moi, le problème de l’élaboration se vérifie autant sur les agents que sur l’encadrement.
Les représentants du personnel sont la deuxième instance importante. Nous avons donc développé, avec des collègues ergonomes de l’Université de Bordeaux, un certain nombre de recherches-actions, avec les représentants du personnel, pour construire des modalités d’enquêtes syndicales qui s’approchent au plus près des conditions concrètes du travail. _ Ces enquêtes ont pour but d’ouvrir le débat avec les salariés, pour les aider à affirmer les dimensions positives de leur activité et leurs propres exigences de qualité. De fait, ces analyses rendent compte de la complexité des situations et de la richesse des activités du personnel, qui ne présente pas uniquement des défaillances.
Ces processus permettent de rompre l’isolement dans les problématiques individuelles, qui supposent de la culpabilité, du ressentiment et des conflits interpersonnels. Ils renouvellent les conditions du débat social à tout niveau et révèlent, non seulement les failles, mais également les potentiels de développement de l’organisation. En effet, les questions de santé, d’efficacité de la production, les potentiels de créativité et de vitalité de l’organisation se nichent au cœur de ce débat, sachant qu’in fine, le bien-être au travail est lié au bien faire au travail. Je vous remercie.
Thierry GUILLEMOT
Merci Philippe Davezies. J’ai enfin compris pourquoi les journalistes n’annoncent que des mauvaises nouvelles.
En fait, les travailleurs ne sont pas malades, le travail lui-même est une maladie.
Philippe DAVEZIES
Non, le travail n’est pas du tout une maladie, mais une expérience extrêmement décisive dans laquelle le travailleur est amené à mettre en forme un bout du monde en exprimant son histoire, ce qui lui permet de se construire et de se développer. Il ne peut toutefois s’engager dans cette expérience, sans risquer de se perdre lui-même. A l’inverse, le travail peut favoriser la santé, puisque privés de travail, les personnes tombent malades. Le travail en soi n’est pas une maladie. Selon Freud, les deux grandes fonctions de l’homme sont d’aimer et de travailler.
Thierry GUILLEMOT
Une proposition reviendra souvent tout au long de la journée : donner du sens au travail. Aussi, quel sens donnez-vous au travail ?
Philippe DAVEZIES
Nous avons souvent le sentiment que le travail est une boîte, qui peut déverser du sens. La Direction peut clarifier ses positions et donner, par-là même, le sens de son engagement. Pour autant, nous savons pertinemment que la réalité des organisations ne reflète pas uniquement les décisions de la Direction. Le sens suppose que l’expérience du travail, que n’a pas la Direction, puisse être exprimée, afin que chacun produise du sens. Le sens doit s’entendre comme une direction spatiale. Toute activité est orientée, mais elle est également sociale et doit donc s’articuler avec les autres. En l’absence d’articulation, les conflits se développent, ainsi que le non-sens. Personne ne dispose du sens.
Lorsque j’interviens dans une entreprise, les salariés se demandent souvent ce que fait la Direction. Or sans construction de formes permettant d’exprimer ce qu’est le travail, la Direction se trouve démunie. Il convient de procéder à l’articulation entre des enjeux réels, d’ordre économique, et la réalité des situations de travail. La Direction déploie du discours, ce qui est très important, mais aucun discours ne fait jamais le tour de la question.
L’activité déborde toujours le discours. Donner du sens permet d’éviter que tout parte à vau-l’eau, ce qui est tout de même le cas à l’hôpital. Comme les personnes ne sont pas capables de s’exprimer, elles pensent en termes très régressifs opposant les « méchants » et les « gentils ». Il ne s’agit pas d’introduire de la philosophie, bien que je considère qu’elle est très importante, mais de reprendre très concrètement les causes autour desquelles se nouent les conflits.
Bruno BEZIAT, Animateur
Vous semblez penser que la transmission de l’expérience des seniors est une piste d’action contre l’isolement.
Philippe DAVEZIES
Dans la société industrielle d’antan, les collectifs existaient, même s’ils présentaient par ailleurs, des aspects très contestables, car le savoir était transmis aux jeunes, mais ces derniers étaient en même temps mis au pas. A cette époque, la transmission était assurée. Aujourd’hui, les compétences et les savoirs ne sont plus partagés. A l’hôpital, les jeunes ont appris des savoirs importants, mais ils sont étonnés de constater comment fonctionnent les services en réalité, notamment au regard des actions relevant de la qualité des soins qui ne sont pas assurées.
Les risques psychosociaux sont la trace de questions collectives sur l’organisation du travail, qui relèvent du débat social, mais qui sont assumées individuellement par les agents, comme si elles étaient des questions personnelles.
Thierry GUILLEMOT
Une question de la salle : l’individualisation du travail semblant être une source d’augmentation des conflits, comment sortir de cette sur-individualisation du travail ? Quels leviers pouvons-nous actionner ?
Philippe DAVEZIES
En consultation, les agents récitent en boucle les discours que nous connaissons tous. Exprimer son activité constitue un véritable enjeu. Ils sont donc en difficulté, car ils ne rendent pas compte, ou très partiellement, par leur discours, de ce qu’ils vivent. Pour expliquer, ils doivent citer des événements localisables en temps et en lieu. Nous nous rendons alors compte que les conflits concernent des personnes qui poursuivent des objectifs différents, chacun ayant une légitimité non négligeable. Aussi, à tous les niveaux, que ce soit auprès de représentants du personnel autour du travail syndical, en consultation ou directement en entreprise, la ressource se trouve dans l’expression des salariés.
Bruno BEZIAT
Une question de la salle : comment éviter que cet enjeu de la créativité ne se transforme en une nouvelle injonction sur les encadrants ?
Philippe DAVEZIES
C’est effectivement l’un des problèmes. Je pense que Mathieu en parlera. Nous intervenons, avec mes collègues ergonomes, en milieu industriel. Nous montrons que des décisions d’organisation ont des conséquences désastreuses, y compris sur des dispositifs industriels qui engagent l’efficacité de l’entreprise. Or bien souvent, la réaction de la Direction est : « que fait l’encadrement ? », alors que nous savons que les encadrants n’ont de cesse d’alerter la Direction. La crise du travail se traduit avant tout par une crise de l’encadrement, qui peine énormément à tenir sa position et à faire entendre les questions aux Directions. En cas de problème, l’encadrement est immédiatement visé. Or je sais parfaitement que ce type de raisonnement ne permet pas de faire fonctionner un service ou une entreprise. Il est primordial que des espaces autonomes d’élaboration soient également instaurés pour les encadrants.
Bruno BEZIAT
Mathieu Detchessahar, vous êtes Docteur en gestion, Professeur des Universités à l’Institut d’Administration des Entreprises (IAE) de l’Université de Nantes. Vous pilotez une équipe de recherche en management, qui travaille depuis plus de six ans sur les liens entre les modes d’organisation (styles de management et santé/qualité de vie au travail), au sein du programme de recherche SORG (Santé et ORGanisation) soutenu par l’Agence nationale de la Recherche. Vos recherches ont notamment permis de révéler les raisons pour lesquelles certaines formes contemporaines de management peuvent avoir des effets délétères sur la santé et la qualité de vie au travail.
Mathieu DETCHESSAHAR, Professeur des Universités à l’IAE de Nantes
Merci pour cette présentation, très claire. Selon Philippe Davezies, le travail consiste à faire le tri et à recomposer constamment en fonction des nécessités de l’activité. Avec notre équipe de recherche de Nantes, nous sommes partis de ce constat.
Le travail n’est jamais uniquement exécutoire. Si nous ne devions qu’exécuter des procédures, nous ne travaillerions pas, car notre subjectivité ne serait impliquée. Le travail est toujours réalisé en fonction des nécessités de l’activité qui recomposent des prescriptions. Ces compromis ne s’arrêtent jamais. Mon travail d’universitaire, qui paraît parfaitement défini, est en fait éminemment contradictoire et en tension sur le terrain. Je suis censé faire de la recherche, de l’administration et de l’enseignement. En réalité, chacune de ces missions est en tension, compte tenu de ce que l’activité de recherche, de publication, de présence sur le terrain et en conférence suppose d’investissement et d’efforts pour se maintenir au meilleur niveau et sachant que ces trois activités sont en concurrence du point de vue de mon agenda.
Nous avons donc beaucoup débattu, dans nos collectifs de travail, avec le Directeur d’IAE, pour savoir comment travailler concrètement au carrefour de ces trois tensions. A force de discussions, nous avons mis à jour des compromis d’activités, dont nous savons la fragilité. Nous sommes partis du principe que certains collègues assureront un minimum d’enseignement et d’administration et une large part de recherche. Pour d’autres, ce sera l’inverse. Il convient toutefois de ne pas perdre de vue que la tension du travail constitue son intérêt même. A défaut, le travail ne serait qu’exécutoire. Ce qui serait convoqué serait alors davantage la force animale de l’homme.
Le travail est donc avant tout une affaire de tri, mais celui-ci ne peut être effectué seul, puisque nous travaillons toujours avec ou pour quelqu’un. Mon tri aura des répercussions sur mes collègues ou mes clients, ce qui suppose des processus d’élaboration de ce tri.
Je partage l’avis de Philippe Davezies sur l’enjeu que représente la mise en discussion du travail. En même temps, ce débat suscite des résistances, car le travail est opaque et résiste avant tout à soi-même. Il est enkysté dans des pratiques, que j’ai moi-même à inventorier. Or discuter supposerait de savoir rendre public, par des mots, une vision du travail et de comment l’effectuer.
Le travail est nécessairement conflit, car il est déjà difficile de publier la façon dont nous-mêmes nous travaillons, nous devons, en outre, nous confronter à d’autres façons de travailler. Cette discussion doit donc être organisée. Tel est le point de départ de nos travaux.
Par ailleurs, qui réalise ce travail de mise en visibilité du travail, de régulation ? Qui a un rôle essentiel de traduction des contraintes dans l’action, sachant que traduire des objectifs d’efficacité en actions consiste à les recomposer en fonction des nécessités de l’activité ? Qui a un rôle central dans ces opérations de tri ? Le management de première ligne réalise une partie de ce travail de mise en visibilité et de médiation entre les points de vue de chacun sur le travail en vue de produire des compromis, toujours temporaires, d’action. Ce processus de régulation du travail est sans fin. Les Américains préfèrent d’ailleurs le terme de « managing » pour évoquer ce processus, à celui de « management », qui renvoie à un état statique. Le manager de proximité n’est pas le seul, mais il a une part essentielle dans cette équation.
Dans nos recherches sur les secteurs de l’industrie, de la banque-assurance et de la santé, nous constatons que, dans les organisations rencontrant le plus de difficultés en matière de qualité de vie ou de santé au travail, dans les équipes les plus fragilisées, les problèmes proviennent, non d’une hyper présence ou d’une pression du management, mais de l’absence du manager de première ligne sur la régulation du travail. Management et travail divorcent de plus en plus souvent, au moment même où les tensions qui s’exercent sur le travail sont plus fortes que jamais. Le manager doit combiner des enjeux de coût, de qualité, de délais, d’innovation etc. Aussi, alors même que le travail devient plus exigeant et compliqué à trier pour les équipes, le soutien managérial leur est ôté. Les salariés l’expriment très bien. Dans les milliers d’heures de verbatim collectées, dans le cadre de nos recherches, auprès des équipes, personne n’avance qu’il se porte d’autant mieux qu’il ne voit jamais son chef. Les équipes réclament leurs managers, car elles en ont besoin pour faire face aux contraintes de l’activité et combiner le travail. Sans eux, l’arbitrage devient conflictuel au sein des équipes.
A partir de là, nous nous sommes demandé pourquoi les managers ne sont plus au cœur de l’activité. Nous pensons qu’ils sont happés par des forces centrifuges qui les retirent de la scène du travail, en priorisant, dans leur agenda, d’autres missions que l’activité de régulation du travail. Le maintien et l’alimentation des machines de gestion font partie de ces missions prioritaires (reporting, suivi des tableaux de bord d’activité...). Cette activité n’est pas managériale, mais administrative et gestionnaire. Le premier paradoxe est qu’elle suscite bien peu de vocations parmi les collaborateurs. Comme me l’a énoncé le Directeur commercial d’une grande compagnie d’assurance, « si être manager de proximité, c’est être enfermé dans le cockpit à surveiller les tableaux de bord, très peu pour moi ! ».
Le deuxième paradoxe est que l’information sur l’activité n’a jamais été aussi disponible, alors qu’elle semble chasser la communication sur le travail. Les outils de gestion sont extrêmement utiles aux managers. La machine, en revanche, est considérée comme toute puissante, à partir du moment où un pion l’entretient et l’alimente. Or je crains que le manager ne soit souvent perçu comme le pion qui l’entretient et l’alimente, comme une dépendance de la machine plutôt que son maître et utilisateur. Il arrive toutefois que le manager de proximité quitte son bureau… pour se rendre en réunion, alors que nous savons maintenant que nous souffrons d’un grave déficit de communication sur le travail. Les lieux de communication sont, en effet, omniprésents. Tous les sujets y sont évoqués, sauf celui du travail. En outre, nous y communiquons, nous n’y discutons pas nécessairement.
Les principaux lieux de discussion sont les réunions d’information descendantes. Le dialogue n’y a pas sa place. Les Directions y diffusent le sens, sous forme de monologue, afin que les managers le répercutent auprès de leurs équipes. Ce modèle est extrêmement monologique. Certains managers évoquent même « la messe ». Ces réunions reproduisent une vision un peu taylorienne du sens, dans laquelle il y a d’un côté ceux qui l’élaborent et de l’autre, ceux qui le consomme, et entre les deux, des courroies de transmission. Or construire du sens revient toujours à le réélaborer en fonction des nécessités de l’activité, ce qui suppose du dialogue et non du monologue.
Les réunions de groupes projets sont le deuxième lieu de discussion. Au titre du management participatif, elles ont pour but d’associer les managers de première ligne aux projets pour connaître l’écho du terrain. Le problème de cette « bonne idée » de départ est que les projets d’innovation débattus sont très souvent orientés et temporalisés par l’externe de l’entreprise. Ces innovations se font de moins en moins souvent l’écho des difficultés du travail. Elles proviennent le plus souvent de l’actionnaire et de ses analystes financiers qui prescrivent des modes de gestion, du législateur qui émet un prêt-à-gérer, en imposant la GPEC, les entretiens seniors et une négociation sur les risques psychosociaux. Les prescriptions proviennent également de tutelles, internationales ou nationales. Les managers de première ligne participent à ces réunions de travail sans en comprendre la finalité. Ils peuvent, en parallèle, être partie prenante de plusieurs projets importants en même temps.
Au carrefour de l’ensemble de ces forces centrifuges qui retirent les managers de la scène du travail, nous sommes face à la problématique d’un management empêché, dont le cœur du travail est devenu autre chose que l’animation et la régulation de l’activité. Il est nécessaire de réviser les réponses classiques aux plaintes qui montent du travail. Elles sont souvent adressées aux managers, sous la forme d’injonctions nouvelles, qui tentent d’influer leurs compétences (par la formation), leur comportement (par des chartes managériales) ou leur subjectivité (par l’accompagnement d’un coach). Ces trois formes de solutions, qui ne sont pas dommageables en tant que telles, ne règlent pas la première des difficultés qui est de réduire les empêchements du manager à prendre de nouveau en charge la régulation du travail.
La plupart des chantiers que nous ouvrons dans les organisations s’y consacrent. Dans un premier temps, il s’agit de se ressaisir de leur fiche de poste, pour la débarrasser des « tâches connexes », qui se sont progressivement accumulées jusqu’à devenir le cœur de leur métier. Ce nettoyage suppose un minimum de volonté politique, car ces tâches doivent alors être redistribuées.
Le deuxième chantier consiste à rendre des marges de manœuvre aux managers. Aucun manager ne prendra part à la discussion sur le travail s’il ne dispose pas, à son niveau, de la possibilité d’élaborer une réponse aux questions que cette discussion ne manquera pas de soulever. Or le pouvoir d’agir des cadres de première ligne a été extrêmement réduit. Il convient de reposer la question des délégations budgétaires, de décision, de prise en charge du risque dans le secteur de la banque-assurance, de l’autonomie dans l’organisation etc.
L’un des principes est d’être capable de penser la subsidiarité, pour qu’elle redevienne au moins l’un des paramètres de conception de ces organisations. La subsidiarité est davantage un principe moral que technique. Elle pose comme postulat que la décision est toujours plus efficace quand elle est prise, pour partie, au plus près du terrain. Nous pouvons alors penser la délégation, comme nous y invite la subsidiarité, du bas vers le haut, en délégant à l’échelon supérieur les tâches pour lesquelles un renfort et un soutien sont nécessaires. Je pense que cette subsidiarité peut être un premier mot d’ordre très efficace pour commencer à repenser nos organisations.
Pour conclure, ces pistes ne sont évidemment pas suffisantes pour faire redémarrer la discussion sur le travail. Au contraire, dans un premier temps, nous serons confrontés, lors de ces discussions sous pilotage managérial, à du silence, car elles supposent des acquis de confiance : « Ai-je droit de parler, y compris de façon critique ? Est-il utile que je m’expose ? ». Cette confiance est un prérequis à l’ouverture de la discussion sur le travail. Or nous ne pouvons pas attendre la restauration de la confiance pour entamer le débat, car la confiance est l’un des produits de la discussion sur le travail.
Il est, par ailleurs, évident que l’ouverture de ces espaces de discussion locaux sur le travail, avec le management en leur cœur, implique que le produit de la discussion puisse être porté à des niveaux supérieurs, afin que des moyens soient déclenchés. Elle implique également que des espaces se développent en tout point de l’organisation et que les partenaires sociaux y soient associés. Merci beaucoup.
Thierry GUILLEMOT
Sortir le manager de toutes ses contraintes nécessite une véritable réorganisation, dont la décision ne peut émaner que de la Direction. Celle-ci doit donc prendre conscience de la situation.
Mathieu DETCHESSAHAR
Bien entendu. Il n’y a pas de grands méchants, car les dynamiques que je décris sont systémiques. Nous nous adressons donc à l’ensemble du système et en premier lieu, aux chefs, pour sortir de cette situation.
L’une des conditions pour mettre en place nos recherches-actions sont :
• d’avoir accès au comité de Direction ;
• que les représentants des questions d’organisation soient conviés au comité de pilotage, car ce projet devra être porté par la Direction et les acteurs de l’organisation.
Thierry GUILLEMOT
Vous sentez-vous entendus ?
Mathieu Detchessahar
Excellente question. Il semble notre discours rentre de nouveau dans la culture managériale. La crise, que nous vivons depuis trois ou quatre ans, est lourde de menaces, mais elle est, en même temps, porteuse d’opportunités. Beaucoup de comités de Direction sont aujourd’hui prêts à adopter des solutions un peu plus radicales.
En premier lieu, nous tentons d’équiper intellectuellement les managers d’une vision de l’organisation qui appelle la mise en discussion du travail. Il me semble que le premier problème des managers est leur vision très techniciste de l’organisation. Ils la perçoivent comme un ensemble à régler.
Nous avons vu que le travail est de plus en plus compliqué, mais face aux enjeux de performance multiples, des règles sont inventées et éteignent peu à peu le caractère fondamentalement erratique du travail. Des processus sont sans cesse imaginés, dans l’espoir d’épuiser un jour la complexité du travail, mais il restera toujours énigmatique, car changeant et soumis à l’aléa. Il est nécessaire de manager différemment, en ouvrant des espaces de médiation pour faire face au caractère irréductiblement erratique du travail.
Bruno BEZIAT
Les questions de la salle affluent. Elles s’adressent à nos deux intervenants et se rejoignent sur la problématique de l’ingénierie :
• « N’est-il pas normal que le n+1 administre, puisqu’il est le gérant des ressources humaines ? On ne discute pas avec une ressource, on la gère. Donc les n+1 gèrent.
• Que faire contre cette absence de co-construction ? Redonner de l’autonomie aux équipes ? Leur rendre leur chef ? La force du loup, c’est la meute. Un homme, une mission, une équipe, des moyens.
• Comment discuter au travail ? Comment être partie prenante ? Quels sont les points clés d’une structure participative pour accompagner l’encadrement ? »
Mathieu DETCHESSAHAR
La structure participative repose sur deux éléments : la mise en discussion du travail d’une part et l’écosystème organisationnel d’autre part.
L’ingénierie de la discussion consiste à rouvrir des espaces locaux de dialogue sur le travail, sous pilotage managérial. Pour ce faire, toutes sortes de questions se posent. La fréquence de ces discussions doit être en cohérence avec celle des cycles de travail. Philippe Davezies l’exprimerait mieux que moi, car il m’a inspiré cette idée. Des lieux alternatifs, sans pilotage managérial, peuvent également être imaginés pour laisser aux collaborateurs le soin de réélaborer le travail, entre eux, avant de le porter dans un espace qui permettra d’en tirer des conclusions politiques. Nous voyons de plus en plus souvent des clubs de management se reconstituer dans les organisations. Ils sont utiles à condition d’être connectés à un espace politique qui produise des règles. En résumé, concevoir ces espaces suppose de se demander en amont qui prend la parole, sous couvert de quel mandat, à quel moment, à quelle fréquence et avec quelle connexion à d’autres espaces.
Il convient également de réinterroger l’écosystème et de réduire les empêchements des managers, de mettre en avant des politiques de GRH, qui garantissent une certaine stabilité du cadre d’emploi. Cette stabilité est, en effet, indispensable à la restauration de la confiance. Or dans certains établissements de santé, il n’est pas rare que la stabilité du cadre n’excède pas douze à dix-huit mois, ce qui est bien sûr très largement insuffisant pour construire les prérequis de confiance nécessaires à la mise en discussion du travail.
La question de la professionnalité du cadre se pose également. Il est difficile de discuter du travail alors que l’activité est opaque pour les professionnels eux-mêmes, puisque les managers n’ont pas de rapport intime aux métiers. Les managers doivent donc posséder des compétences managériales, mais aussi des connaissances sur les métiers, au risque que les problèmes liés au travail leur paraissent toujours secondaires. Or des managers professionnels sont souvent recrutés, par exemple dans le secteur de la banque-assurance. Les cadres doivent, de ce fait, être évalués, non seulement sur le quantitatif, mais aussi sur le processus d’animation de la discussion.
Philippe DAVEZIES
Je ne peux qu’abonder sur les points clés évoqués par Mathieu autour de cette difficulté de discuter, sachant que nous avons tendance à n’évoquer que ce qui est défaillant. Pour parler de ce qui fonctionne, ce qui est très dynamisant, il est souvent nécessaire de se doter du soutien de personnes capables d’animer ce type de discussions. Le manager ne pouvant pas formuler d’observations réelles sur l’activité, il convient d’expérimenter d’autres modalités.
Ces questions sont un défi pour le management, mais aussi pour les représentants du personnel et le syndicalisme. La capacité des syndicats à aider les salariés à élaborer leur dimension affirmative est un chantier qui nécessite également des expérimentations. En fait, je pense que la situation nous impose d’expérimenter des modes de soutien autonomes, tant du côté du management que du mouvement syndical. Nous pouvons nous référer aux travaux d’Yves Clot dans le domaine de la psychologie clinique du travail.
Bruno BEZIAT
Nous accueillons deux invités : Sophie Guilbot Christaki, adjointe au chef de bureau des politiques sociales, de la santé et de la sécurité au travail de la DGAFP, la Direction Générale de l’Administration et de la fonction publique et Sarah Soubeyran, chargée d’études juridique sur la santé, la sécurité et les conditions de travail au sein du bureau des politiques sociales de la DGAFP.
Thierry GUILLEMOT
Le thème de vos interventions est vaste. Le secteur public, engagé lui aussi dans une mutation de l’ensemble de ses organisations, n’échappe pas à l’émergence des risques psychosociaux. La question est notamment posée depuis la signature d’un accord récent.
Sophie GUILBOT CHRISTAKI, DGAFP
Pour établir le lien avec la table ronde précédente, nous formulons le vœu que les travaux en cours à la DGAFP, qui est comme la « DRH Groupe » des trois fonctions publiques, ne suscite pas davantage de souffrance au travail ! La négociation inter-fonctions publiques qui s’engage sur un projet de plan RPS n’a pas vocation à normaliser les pratiques ministérielles et de terrain, mais au contraire, à être prise en charge aux échelons locaux pour que les solutions se mettent en place au plus près des agents.
Nous rappelons tout d’abord ce qui a été réalisé en 2009 et où nous en sommes aujourd’hui.
Sarah SOUBEYRAND, DGAFP
Je souhaite tout d’abord revenir sur l’accord de 2009 et les actions menées dans le cadre de sa mise en œuvre, notamment en matière de prévention des risques psychosociaux. Cet accord historique, le premier sur la santé et la sécurité au travail dans les trois fonctions publiques, a été signé par la majorité des organisations syndicales. Il s’articule autour de trois axes, quinze mesures et quarante-cinq actions, dont la très grande majorité a été ou est en cours de mise en œuvre.
L’axe 1 traitait des acteurs de la santé et de la sécurité au travail, avec la création des CHSCT et d’une instance d’observation pour les trois fonctions publiques. Créée le 30 janvier 2012, elle s’est réunie pour la première fois le 28 février 2013, sous la présidence du Directeur général de l’offre de soins.
L’axe 2 concernait les objectifs et outils de la prévention des risques professionnels, dont les risques psychosociaux, les TMS et les CMR. Elle a également abouti à la généralisation de la mise en place du Document unique et l’extension de l’enquête SUMER à la fonction publique.
L’axe 3 était relatif à l’accompagnement des atteintes à la santé, avec le lancement d’une mission IGAS sur l’imputabilité au service des accidents et maladies professionnelles. Un rapport qui a été remis aux organisations syndicales le 12 novembre 2012 et une mission d’amélioration du fonctionnement des instances médicales a été créée.
La mesure 7 de l’accord était spécifiquement dédiée aux risques psychosociaux. Elle prévoyait le déploiement d’un plan national de prévention. Les premiers jalons en ont été mis en œuvre, avec la création d’un outil, largement concerté avec les organisations syndicales, d’aide à l’identification et à la prévention des risques psychosociaux destiné aux acteurs de la prévention et aux responsables hiérarchiques.
En parallèle, beaucoup de ministères ont déjà mené des actions de différentes natures sur les risques psychosociaux. Ont ainsi été mis en place des correspondants sur la qualité de vie au travail dans chaque Direction du ministère des Finances ; un chargé de mission a été nommé au ministère des Affaires étrangères ; des groupes de travail ont été réunis dans plusieurs ministères dès 2010, dont l’Ecologie, l’Agriculture et l’Enseignement supérieur.
D’autres ministères ont travaillé à l’élaboration de guides aux ministères de la Défense et de l’Education nationale ou de fiches de bonnes pratiques au ministère de l’Intérieur.
Les ministères ont également développé la formation aux risques psychosociaux. Le ministère de la santé a ainsi formé plus de 700 agents.
Des outils de suivi ont aussi été élaborés. Toutes les préfectures ont mis en place des cellules de veille. Le ministère de la Justice a créé un observatoire national et des observatoires interrégionaux sur les risques psychosociaux. La DGFIP du ministère des Finances a élaboré un tableau de bord de veille sociale intégrant une mesure pérenne de la satisfaction des agents au travail.
Des espaces de dialogue ont été instaurés par la DGFIP du ministère des Finances. Ces discussions sont animées par des facilitateurs formés à cet exercice. D’abord expérimentales, elles seront élargies au sein de cette Direction, voire au-delà.
Enfin, quelques ministères ont lancé des actions de communication sur les risques psychosociaux. Le ministère du Travail a, notamment, organisé une journée de réflexion sur ce sujet en 2012.
Sophie GUILBOT CHRISTAKI
Le gouvernement a défini les termes d’un agenda social à l’issue de la grande conférence sociale de juillet 2012. S’agissant de la fonction publique, cet agenda a été présenté par Marylise Lebranchu à l’ensemble des organisations syndicales en septembre dernier. Plusieurs négociations sont en cours. Un accord vient d’être signé sur l’égalité professionnelle entre les hommes et les femmes. Une discussion sur les rémunérations et les carrières est ouverte, ainsi qu’un cycle de concertations sur l’amélioration des conditions de vie au travail pouvant déboucher sur une ou plusieurs négociations.
L’objectif de ce dernier cycle est d’hériter de l’accord SST de 2009 tout en élargissant son champ à différentes facettes des conditions de vie au travail : TMS , autres risques, pénibilité, etc.. Les discussions sur les risques psychosociaux sont déjà bien engagées.
L’enjeu d’un accord-cadre sur les risques psychosociaux dans les trois fonctions publiques est de poser des objectifs de réalisation, de fixer des échéances de calendrier et de lancer une dynamique en invitant les employeurs à approfondir et généraliser la gamme de leurs actions de prévention. Le but est également d’intégrer entièrement la prévention des RPS dans les documents uniques d’évaluation et de prévention des risques ce qui permettra aussi dans certains cas de relancer la construction des ces diagnostics dont le taux de réalisation (83 % en moyenne dans la FPE) n’est pas satisfaisant, et de les traduire en plans d’action. L’ambition est de susciter du dialogue social de proximité pour aider à la prévention des RPS.
En tant que « DRH Groupe », la DGAFP émet donc certes des injonctions ou des encouragements à faire – méthode de l’injonction critiquée par les intervenants précédents ! Mais son rôle est bien de proposer une boîte à outils qui accompagne un message politique fort, pour que des réalisations concrètes voient le jour et que la culture de prévention soit assumée jusqu’au bout dans les organisations de travail.
Le plan, si les organisations syndicales y souscrivent, devrait conduire à la généralisation des plans de prévention chez tous les employeurs publics. A la DGAFP, nous travaillons à la mise en cohérence d’un certain nombre de tableaux de bord et de retours d’expérience. La formation spécialisée du conseil commun a vocation à suivre ces retours, et notamment une étude sur les risques psychosociaux qui sera conduite en 2015 par la DGAFP et la DARES. Nous avons réformé, dans la fonction publique de l’Etat, notre bilan hygiène et sécurité depuis 2012. Nous travaillons, par ailleurs, à un socle commun des bilans sociaux ministériels qui inclura des indicateurs sur les conditions de vie au travail et les risques psychosociaux.
Bruno BEZIAT
Merci. Où en sommes-nous de l’application de l’accord de 2009 ?
Sarah SOUBEYRAND, DGAFP
La mise en place d’un certain nombre de dispositifs a pris du temps. Je pense en particulier au suivi post-professionnel, le dispositif réglementaire devant le devancer. Il est donc difficile d’en dresser un bilan qualitatif aujourd’hui. Le cadre réglementaire et technique est en place à 90 %. Le retour d’expérience sera a priori organisé dans le cadre de la formation spécialisée.
Thierry GUILLEMOT
Une question de la salle : « Comment transformer une obligation légale en sous-opportunité et inscrire les risques psychosociaux au DUFR ? »
Sophie GUILBOT CHRISTAKI
Dans la fonction publique, les risques psychosociaux seront traités dans le cadre du dialogue social de proximité. L’enjeu est de les inclure dans les Documents uniques. Techniquement, le cadre juridique le permet. Les chefs de service doivent maintenant conduire cette démarche.
Bruno BEZIAT
Cette troisième table ronde nous présente, en exclusivité, un rapport de Sciences Po Bordeaux.
Thierry GUILLEMOT
Cet échange constituera une forme de retour sur une expérience de travail unique et exceptionnelle. Une longue réflexion s’est engagée à l’IEP, Sciences Po de Bordeaux, plus précisément dans l’unité de formation continue dirigée par Ronan Le Graet. Un groupe de travail s’est constitué dans la perspective de développer une vision partagée de l’analyse des risques psychosociaux dans les fonctions publiques, de confronter les expertises et d’échanger sur les moyens de favoriser les actes de prévention. Ce groupe était mené par Robert Lafore, Professeur des universités, ancien Directeur de Sciences Po Bordeaux. Il était composé d’experts de la santé au travail, de praticiens de la Direction d’établissements de santé, de collectivités territoriales et de syndicalistes.
Nous évoquerons ces travaux avec Jérémie Marchand, Directeur du centre de gestion des Pyrénées-Atlantiques et Jean-Marie Ernouf, agent hospitalier, délégué FO au centre hospitalier d’Agen.
Nadim FARES
Je souhaite avant tout saluer les intervenants de la matinée, notamment Sophie Guilbot Christaki et Sarah Soubeyrand, qui ont démontré les pistes de développement en matière de risques psychosociaux. Les accords de 2009 étaient structurants pour l’action du Fonds de prévention, qui traite des risques psychosociaux depuis déjà un certain temps. Sa première action majeure portait, en 2005, sur les contraintes psycho-organisationnelles du réseau hospitalier. Au travers des travaux du groupe de travail de Sciences Po Bordeaux, nous avons tenté de trouver la spécificité de la fonction publique.
Robert LAFORE, Professeur des universités, ancien Directeur de Sciences Po Bordeaux
Je précise que nous étions contraints par le temps pour élaborer ce rapport. Notre méthode a consisté à nous pencher sur la question très vaste et très complexe des risques psychosociaux en demandant à des experts et à des acteurs des champs concernés de faire part de leur expérience et de leurs travaux.
Nous ne pouvions pas produire une synthèse sur la question des risques psychosociaux ni un guide méthodologique de plus sur la façon d’organiser leur prévention. Nous avons donc tenté de rendre compte de nos travaux pour engager les acteurs dans une même démarche plus large.
Nous avons tout d’abord constaté que la question des risques psychosociaux s’est progressivement construite socialement. Ils sont apparus car ils sont un symptôme de la recomposition du travail en général et des services publics en particulier. Nous avons tenté de tirer des points de vigilance liés à ces recompositions, afin que les organisations de service public considèrent les risques psychosociaux comme un signe des transformations à l’œuvre, non pas pour éviter ces transformations, mais pour mieux les appréhender au sein des organisations elles-mêmes.
Ce rapport est donc une invitation à la réflexion et à la mobilisation des acteurs au plus près des activités, afin qu’ils « bricolent » des solutions plus larges, sachant que la solution unique n’existe pas, des solutions autour de l’organisation dans son ensemble, du sens du travail et plus largement du service public. Je ne vous délivrerai pas ici le contenu intégral du rapport. En prenant en compte ce qui a été dit ce matin, je me propose de vous en donner les apports principaux. Vous retrouverez dans le rapport l’essentiel des constats mis en avant par les intervenants de la première table ronde : les risques psychosociaux sont la manifestation pathologique de la transformation très profonde du travail en général, et des services publics en particulier.
Les services publics, qui subissent eux aussi de profondes transformations, ont hérité d’un modèle relativement cohérent, qui superposait trois niveaux :
• un niveau de valeurs partagées par tous les acteurs autour de la notion « d’intérêt général » ;
• des cultures professionnelles assurant la conjonction entre des tâches professionnelles et un statut social ;
• une organisation de nature réglementaire et de logique pyramidale.
L’ensemble était encastré dans le droit public français, qui s’est progressivement transformé en droit du service public. Ce modèle subsiste en partie, mais il est également profondément perturbé, à chaque niveau, notamment par l’émergence du bénéficiaire, de l’usager ou du patient. La superposition entre l’activité professionnelle et le statut social se délite, ce dont les cultures professionnelles souffrent. Enfin, l’organisation elle-même se transforme, sous l’impulsion de modes de gestion empruntés au monde des entreprises. En outre, ces trois niveaux ne s’emboîtent plus aussi clairement que par le passé. Les risques psychosociaux ne sont ainsi que la partie émergée de l’iceberg des recompositions des organisations de service public.
Nous avons tenté de proposer quelques préconisations, mais sans les inscrire sous l’angle d’une méthode de prévention, cela en nous attachant non pas à la définition d’une démarche prescriptive, mais à l’identification de trois grands points de vigilance :
• les cultures professionnelles doivent être restaurées en redonnant la parole à ceux qui exercent concrètement les activités ;
• le travail doit être repensé pour raviver la qualité « au » et « du » travail en s’attachant à ce que son contenu soit le plus mobilisateur possible ;
• les outils et les instances existantes doivent être mobilisés de façon innovante pour être mis au service non seulement d’une prise en compte des risques en eux-mêmes mais d’une mobilisation collective pour penser le service public et ses modes d’organisation.
Les risques psychosociaux peuvent finalement constituer une chance pour les services publics, en remobilisant une intelligence collective au sein des organisations. Penser les risques psychosociaux, c’est penser les activités des agents de service public et donc plus largement, penser le service public lui-même. En redonnant du sens, en prenant en compte les points de vue différenciés des divers protagonistes ainsi que leur expérience concrète, en identifiant collectivement les problèmes et en imaginant des compromis collectifs pour les affronter il s’agit d’inventer patiemment les services publics de demain.
Thierry GUILLEMOT
Merci. Je précise que ce rapport sera consultable sur le site de la CNRACL.
Nadim FARES
Ce rapport a effectivement vocation à devenir une référence. Nous comptons en soumettre l’idée au conseil d’administration.
Thierry GUILLEMOT
Jérémie Marchand, quelles sont les spécificités du management dans la fonction publique territoriale ?
Jérémie MARCHAND, Directeur du centre de gestion des Pyrénées-Atlantiques
J’ai, moi aussi, beaucoup apprécié les intervenants de la première table ronde. Pour mieux comprendre leurs propos, il apparaît nécessaire de définir ce qu’est le management au sein des collectivités locales. Je pars de deux constats : Bordeaux en Gironde n’est pas Aire-sur-Adour dans les Lances ni Bentayou-Sérée dans les Pyrénées-Atlantiques. Respectivement, ces collectivités comptent plus de 240 000 habitants, 6 000 et 99 habitants.
Elles ont donc des modes d’organisation, de fonctionnement et de management variés. Par ailleurs, une Direction de l’administration des finances n’est pas une crèche, ni un secrétariat de mairie, ni une Direction opérationnelle des ordures ménagères. Cette extrême hétérogénéité des collectivités locales engendre un management tout aussi hétérogène. Sachant que les managers possèdent les clés de la qualité de vie au travail, il est important de mesurer leur nature au sein des collectivités locales.
Dans les 20 000 communes de moins de 500 habitants que compte la France, le manager de proximité est très souvent un élu. Or celui-ci n’a pas nécessairement les compétences d’un manager. Dans les collectivités de taille plus importante, la Direction générale assure l’encadrement des agents, mais en fait comme en droit, l’élu, c’est-à-dire l’autorité territoriale, a le pouvoir d’engager des politiques de gestion des ressources humaines. Il est donc compliqué de s’attarder sur les risques psychosociaux qui peuvent renvoyer une mauvaise image de la collectivité. Je rappelle que plus de 73 % des fonctionnaires territoriaux sont en catégorie C, ce qui signifie qu’une grande majorité de managers appartient à cette catégorie, du fait de la déconcentration des fonctions RH.
Parmi les points de vigilance que le groupe de travail a souhaité mettre en avant, figure un sondage venant d’être publié dans la Gazette des communes, qui fait état d’une baisse très significative de la reconnaissance des agents : 67 % des territoriaux disent ne pas être reconnus par leurs élus et 53 % par leur hiérarchie, alors que 66 % d’entre eux sont attachés à leur collectivité et 68 % en sont fiers. Ces indicateurs doivent nous amener à réfléchir.
Bruno BEZIAT
Jean-Marie Ernouf, vous avez participé au groupe de travail de Sciences Po. Vous représentiez l’Association Nationale pour la Formation permanente du personnel hospitalier (ANFH).
Quel serait l’impact de l’évolution du service public sur la relation entre l’agent hospitalier et l’usager de l’hôpital ?
Jean-Marie ERNOUF, infirmier au centre hospitalier d’Agen
Bonjour à tous. Je souhaite, avant tout, remercier l’ANFH et le FNP d’avoir permis à une petite main comme moi de participer à l’élaboration de ce rapport.
Auparavant, le service public visait l’intérêt général. Les malades arrivaient à l’hôpital et, repartaient soignés. On les a appelé patients parce qu’ils attendaient partout.
La loi Kouchner a décrété que ces derniers avaient des droits qui, bien que tout à fait légitimes, ont changé le rapport de patients avec les agents du service public. Cette loi s’est traduite par l’augmentation du nombre d’exigences des usagers à l’encontre des agents, qui ont vu leur charge psychologique s’accroître.
L’apparition de la finance à l’hôpital a également impacté le travail des agents, avec la loi HPST et l’un de ses avatars qu’est la tarification à l’activité, qui s’est traduite, non par « travailler plus pour gagner plus » mais pas « travailler plus pour que l’hôpital gagne moins ». Cette loi a entraîné le déficit financier des hôpitaux et la diminution des moyens humains. Les départs à la retraite n’ont plus été remplacés, puis les arrêts maladie et maternité ont suivi la même voie, alors que la charge de travail est toujours plus importante, notamment à cause de l’application du système qualité, directement importé de l’industrie, avec sa froideur et sa rigidité qui, à mon sens, ne sont pas adaptées au domaine du soin.
Les agents des services hospitaliers se sont vus envahir par l’administratif et les exigences de traçabilité. La place des soins a décliné dans leur activité au bénéfice de la gestion administrative de protocoles. En outre, ces protocoles, qui ne sont pas débattus démocratiquement, sont opposables aux agents, qui peuvent donc être sanctionnés s’ils ne les respectent pas.
Je souhaite illustrer l’impact que peut avoir la diminution des moyens humains sur la qualité du travail par un exemple. Prenons une maison de retraite comptant 80 pensionnaires, qui ont tous droit au respect, à la dignité et à des soins d’hygiène de qualité. Si le nombre d’aides-soignants est insuffisant, une procédure en mode dégradé se met en place, dit « VMC », c’est-à-dire « visage-mains-…fesses ». Qui dans la salle, accepterait que ses parents soient traités de cette façon ? Il en va de même pour les agents hospitaliers. Ils ne supportent pas cette situation, qui provoque chez eux des conflits éthiques. Certains s’en sortent en se blindant et en adoptant une attitude détachée, jusqu’à parfois devenir maltraitants. D’autres, en revanche, prennent sur eux, s’en rendent malades et souffrent au travail.
Les modifications du service public ont donc directement impacté la qualité de vie des agents et leur souffrance au travail est réelle.
Thierry GUILLEMOT
Ce rapport est jugé de très bonne qualité par une personne de la salle, qui estime que « les instances, tels que les CHSCT, ne doivent plus être des lieux d’affrontement mais de débat ».
Jérémie MARCHAND, Directeur du centre de gestion des Pyrénées-Atlantiques
Je précise que les CHSCT ne sont pas encore obligatoires dans les collectivités locales.
Jean-Marie ERNOUF, infirmier au centre hospitalier d’Agen
Les CHSCT sont la seule instance de l’hôpital où les représentants du personnel peuvent jouer un rôle, mais il n’est pas toujours facile de s’entendre entre syndicats pour dialoguer avec la Direction. Ainsi, les CHSCT sont parfois des lieux de représentation de la posture de chacun plus que de discussion et de travail réel au service des agents, ce que je déplore.
Bruno BEZIAT
Pour clore cette matinée, je vous fais part d’une question de la salle : « Ne devons-nous pas tirer de cette étude cette conclusion que les statuts de la fonction publique sont aujourd’hui dépassés et qu’il conviendrait d’appliquer aux travailleurs du secteur public, les mêmes règles qu’à ceux du secteur privé, le droit du travail ? »
Robert LAFORE, Professeur des universités, ancien Directeur de Science Po Bordeaux_ Je ne pense pas que les conditions sociopolitiques françaises permettent de poser cette question à brève échéance. Le statut évolue paradoxalement, car il tente de conserver sa nature originale, tout en étant perturbé par des mécanismes divers. L’avenir prendra plutôt la forme d’une sorte de métissage intelligent des dispositifs juridiques. Je ne désespère pas de parvenir à une coopération sur le travail pour trouver un équilibre.
Ont participé à cette table ronde :
- Marc DUMON, ANFH
- François MOURGUES, Centre Hospitalier d’Alès
- Jacques BASTIE, CLSI de Pontacq Nay
- Nicole CAMBORDE, CLSI de Pontacq Nay
- Nadim FARES, FNP
Thierry GUILLEMOT
Je vous propose d’accueillir nos cinq intervenants pour cette table ronde relative aux retours d’expériences des hospitaliers.
Bruno BEZIAT
Marc Dumon, vous êtes délégué régional de l’ANFH en région PACA et vous êtes directeur d’hôpital. Auparavant, vous avez été DRH pendant dix ans.
Marc DUMON
Merci d’avoir invité l’ANFH à cette réunion. Nous sommes un organisme paritaire agréé de la fonction publique hospitalière et nous dépensons plus de 750 millions chaque année pour la formation des hospitaliers. Cette somme est certes importante, mais elle reste insuffisante.
Depuis 2007, nous nous intéressons aux conditions de travail, étant précisé que nous ne sommes pas spécialistes des RPS. Dans ce domaine, nous devons jouer un rôle de passeur de temps et d’expertise. Nous devons initier une dynamique pour la communauté hospitalière. Les compétences nécessaires sont disponibles dans le monde hospitalier, secteur où la satisfaction au travail est indispensable.
L’ANFH a pour rôle de revenir à des solutions simples et opérationnelles. Nous devons accompagner les établissements qui vont se saisir d’un sujet et qui doivent se donner les moyens nécessaires pour y parvenir. Tous nos projets ont pour logique de permettre aux établissements de se poser, de réfléchir et d’adopter la meilleure stratégie et les solutions les mieux adaptées à leur situation. Nous aidons à la professionnalisation des acteurs afin de permettre la structuration de ces sujets et de permettre aux institutions d’avancer de manière simple et humble sur l’organisation de leurs services.
Il revient aux salariés et à l’encadrement de proximité de se saisir des problématiques et d’identifier les causes du mal-être.
Le second volet des projets consiste à apporter de l’expertise. Il est nécessaire que des intervenants externes participent à la description des activités pour apporter une vision neutre. A ce niveau, un baromètre social a le mérite d’apporter une objectivation et de permettre le partage de diagnostic.
La dimension dynamique collective et capitalisation est également importante. La Fonction publique hospitalière regroupe une multitude d’établissements autonomes et le rôle de l’ANFH est d’initier une dynamique.
Le dernier volet concerne la dimension recherche. Nous travaillons avec un laboratoire de recherche et nous pouvons recruter des contrats CIFRE (Conventions Industrielles de Formation par la Recherche) qui permettent d’apporter de l’expertise extérieure aux collectivités.
Bruno BEZIAT
Constatez-vous des résistances dans les démarches que vous engagez ?
Est-il possible de dupliquer ce genre de démarches ?
Marc DUMON
Au contraire nous constatons un engouement fort sur ce sujet car tous les hôpitaux nous attendaient. L’ANFH apporte un soutien logistique conséquent. Il existe un phénomène de capitalisation important autour de projets déjà menés, étant précisé qu’il n’existe pas une seule vérité que tout le monde pourrait employer. Nous devons offrir des moyens tout en laissant la liberté aux établissements de fixer leur calendrier et de déterminer les sujets à traiter. Nous procédons ensuite à une capitalisation et à une diffusion au niveau national.
Bruno BEZIAT
François Mourgues, vous dirigez le plus grand hôpital HQE de France à Alès et vous avez engagé une opération de baromètre social. Avez-vous eu besoin de vous battre contre la « machine à gestion » évoquée ce matin ?
François MOURGUES
Nous devons tout le temps nous battre. En effet, si nous voulons nous placer dans la réussite et le défi, nous ne pouvons pas rester sur des postures convenues. C’est hors des sentiers battus que nous pouvons engager des projets extraordinaires.
Nous avons créé avec Olivier Toma le C2DS, comité pour le développement durable en santé, et notre devise est Primum non nocere « d’abord, ne pas nuire ». D’un côté un patient ne vient pas à l’hôpital chercher des ennuis, et de l’autre nous voulons que nos salariés trouvent leur bonheur sur leur lieu de travail. Notre plus belle victoire a été l’arrêt de l’utilisation du Bisphénol A dans les biberons.
Permettez-moi de tenir un discours décalé car les universitaires ont déjà abordé de nombreux sujets ce matin. L’hôpital est une grande machine anthropique mais c’est le seul endroit dans la cité où il est possible de faire du « socialement équitable ». L’hôpital public est un lieu d’ivresse technologique et si les progrès permettant de trouver le bonheur au travail sont bénéfiques, il est regrettable qu’ils ne s’imposent que par contrainte économique.
Par ailleurs, les financements sont désormais incertains et nous nous basons sur des hypothèses. S’ajoute à cela la transformation des modes de prise en charge qui peut heurter la culture des praticiens. Nous gérons en permanence des contradictions. La variable d’ajustement est la ressource humaine alors que c’est justement cette ressource qui crée la performance.
Je m’interroge sur les difficultés que rencontrent nos agents. Dans ce contexte de développement technologique, nous devons nous interroger sur la place de l’homme, sur la manière dont un salarié se situe et sur sa lecture de l’avenir.
Donner du sens au travail consiste à faire en sorte que tout le monde regarde dans la même direction. Se pose également la question des usages dans un fonctionnement en « tout numérique ». Ces nouvelles fonctionnalités doivent permettre de simplifier un exercice et non de le compliquer.
L’homme doit être au cœur des organisations. Nous avons mis en place dans notre hôpital une structure regroupant un psychologue du travail, un ergonome et un médecin du travail en partant de l’analyse de l’absentéisme et de ses causes. Cette analyse s’inscrit dans la pyramide d’Herzberg : répondre aux insatisfactions d’un individu au travail ne résout rien mais paye une dette à son égard. L’autre volet de la pyramide concerne la satisfaction et c’est à ce niveau qu’est née l’idée de l’hôpital apprenant. Mon souhait est de permettre aux aides-soignants d’être formateurs. En effet, nous dépensons actuellement des sommes importantes pour répondre aux besoins de formations de nos agents alors que la plupart des expertises sont disponibles au sein de nos établissements. Etre un aide-soignant sachant apporterait une reconnaissance importante et impacterait positivement les souffrances.
Bruno BEZIAT
Vous insistez sur la formation, mais un salarié qui apprend n’est pas à son poste de travail.
François MOURGUES
Vous méconnaissez l’élasticité de la ressource humaine. Un agent dispose de ressources importantes pour accomplir des tâches qui vont l’aider à se construire. Cela ne signifie pas pour autant qu’il n’est pas nécessaire de mobiliser des crédits suffisants pour assurer les remplacements.
Bruno BEZIAT
Nous avons parlé ce matin d’ingénierie de la discussion. Quel est votre point de vue ?
François MOURGUES
Je suis un très mauvais dirigeant du point de vue de la relation sociale. En revanche, je ne rencontre aucun échec dès lors qu’il s’agit du défi de la réussite.
Il n’existe pas d’avenir sans projet. Nous devons rester dans le projet, qui implique une démarche, donc un défi, et qui donne du sens. De plus, les projets doivent être conduits par des équipes de l’institution. Enfin, le débat doit permettre d’identifier les moyens à mettre en œuvre.
Bruno BEZIAT
Notre troisième retour d’expérience est celui de la démarche RPS engagée au CLSI de Pontacq Nay.
Jacques BASTIE
Notre témoignage est celui d’une partie lilliputienne de la fonction publique hospitalière puisque notre établissement propose 320 places et emploie 250 agents. La question qui pourrait se poser est la suivante : de telles capacités justifient-elles une démarche RPS ? La réponse est bien évidemment positive du fait de l’évolution des métiers qui génère une nouvelle source de stress. La recherche de sens est désormais plus pressante.
Nicole CAMBORDE
Le comité de pilotage de la démarche était assuré par le directoire. Nous avons mis en place un groupe projet, épaulé par des intervenants externes, et la démarche s’est organisée en trois phases. La première a consisté en la mise en place de la démarche et de sa présentation au personnel. La seconde phase portait sur le diagnostic, réalisé sur la base d’entretiens collectifs par site, service et métier, d’entretiens individuels pour ceux qui le souhaitaient et d’observations de terrain. Ce diagnostic a permis de construire un plan d’actions qui a été validé par le COPIL. La troisième phase doit permettre d’accompagner ce plan. Cette démarche a nécessité 24 journées de travail et a permis d’impliquer 80 agents.
Une des principales difficultés a été de définir l’objectif. Au départ, nous envisagions de réaliser un audit, mais il semblait plus judicieux de rechercher les causes. Nous avons également dû faire face à la réticence de certains salariés, notamment du fait de la confidentialité des échanges. La confidentialité est fondamentale dans une telle démarche mais se pose le problème des fonctions uniques. Enfin, nous ne devions pas perdre de vue que les RPS touchent des domaines sensibles qui peuvent susciter d’importants remous dans les services.
Il importe de préciser que ces difficultés ne sont pas insurmontables si la démarche se déroule dans un contexte d’humilité et de communication. Ce type de démarche rappelle l’aspect humain de la RH et a permis de donner la parole à l’ensemble des agents. Proposer une écoute neutre a permis de faire remonter les problèmes des services.
Cette démarche doit encore s’inscrire dans la durée pour que nous en mesurions tous les effets positifs. Il importe d’insister sur le rôle du médecin du travail qui est seul en mesure d’accéder à certaines informations.
Une fois le diagnostic dressé, il est nécessaire de faire vivre la démarche. Le groupe projet doit alors s’assurer du suivi des actions sans s’immiscer dans les attributions du CHSCT et du médecin du travail. La communication est également centrale car nous devons faire le lien entre les actions et les remontées des agents : nous inscrivons tous les ans au plan de formation deux demi-journées de suivi de la démarche et nous inscrivons ce point dans toutes les instances de l’établissement.
Une telle démarche peut donc être mise en place dans tout type de structure, y compris les plus petites.
Bruno BEZIAT
Merci pour ce témoignage. Quelle est l’implication des médecins prescripteurs de l’organisation du travail dans cette action ?
Jacques BASTIE
L’investissement est très modéré, du fait du temps disponible et de leur appétence pour cette problématique.
Marc DUMON
C’est regrettable car dès que les médecins sont parties prenantes, les résultats sont exceptionnels. Les chefs de service savent que le bien-être dans leur équipe est gage de qualité dans le service rendu au patient.
Nicole CAMBORDE
Les médecins ont le mérite de porter un regard extérieur et de disposer d’informations spécifiques. Ils sont notamment en mesure de nous alerter sur des ambiances de travail.
Bruno BEZIAT
Comment parler de prévention des RPS dans la fonction publique hospitalière alors que les pouvoirs publics usent et abusent du personnel du fait de la permanence des soins ?
Marc DUMON
La problématique de la permanence des soins ne concerne pas uniquement l’hôpital. La véritable question est celle du tri des activités et des tâches mais culturellement, l’hôpital ne s’autorise pas à trier. Une réflexion individuelle et collective doit être menée sur cette question de tri et sur les choix à effectuer en privilégiant le soin sur les activités administratives.
Jacques BASTIE
En effet. Il importe également de mieux fixer les objectifs du service public qui ne peut pas tout faire. Le contrat d’objectif doit être clair et les actions doivent être limitées.
François MOURGUES
Un thème qui me préoccupe également est celui du compagnonnage. Je me demande si le manque de compagnonnage auquel nous sommes confrontés aujourd’hui ne peut pas être remplacé par l’hôpital apprenant.
Par ailleurs, personne ne doit sous-estimer les problèmes de médiation entre l’homme et la machine, notamment dans un contexte de multiplication des systèmes numériques. La technologie crée des pertes de repère qui génèrent du stress.
Nadim FARES
En conclusion, j’aimerais souligner que, quelle que soit la taille des établissements, deux éléments semblent récurrents, à savoir l’engagement de la Direction et la qualité du dialogue social. Le fonds de prévention accompagne le secteur hospitalier depuis huit ans et nous avons mené de nombreux projets communs. Il importe de souligner l’appétence des EPS pour ces projets.
Le véritable engagement des responsables d’hôpitaux sur la problématique des RPS mérite d’être souligné. A ce titre, sachez qu’un grand nombre des demandes adressées au fonds portent sur les RPS. L’ambition est de faire en sorte que l’humain soit pris en charge dans un collectif de travail.
Une attention particulière doit porter sur le secteur médicosocial non affilié à l’hôpital car il dispose de moins de moyens. Une perspective intéressante semble être le pacte de confiance signé par le secteur hospitalier. Sur les 46 recommandations, 12 gravitent autour du dialogue social et des instances. Nous verrons comment il se traduit dans le temps.
Thierry GUILLEMOT
Avant d’aborder la seconde table ronde, je vous propose une intervention un peu spéciale. La question des RPS s’est imposée dans le débat public car elle touche au plus profond de l’humain.
Bruno BEZIAT
Nous avons rencontré l’inventeur du concept de résilience, c’est-à-dire de la manière de renaître de la souffrance. Il n’a pas pu être présent mais il nous a accordé un court entretien pour nous apporter son regard sur la question de la souffrance au travail.
Boris CYRULNIK
Personne n’échappe à la souffrance, ni à la douleur, ni au mal-être, qui sont des indicateurs de déséquilibre. Et on ne peut vivre que dans le déséquilibre. Donc forcément, on est contraint à supporter ça et à trouver des solutions pour le régler. Je pense qu’il y a une différence entre la souffrance, la douleur et le mal-être. La douleur est plutôt physique alors que nous, être humain, on peut souffrir deux fois. On peut souffrir une fois d’un coup dans le réel, d’un coup physique, et on peut souffrir une deuxième fois dans la représentation du coup : pourquoi m’a-t-il donné un coup ? Pourquoi m’a-t-il humilié ? Et là, je souffre non plus du coup mais je souffre de la signification que j’attribue au coup. Et là, c’est beaucoup plus durable.
Or, on ne peut pas échapper à ça parce que quand on est un être vivant, on est constamment en déséquilibre. On est constamment en train de lutter contre le mal-être. On doit boire, on doit se reposer, on doit fermer les yeux de temps en temps. Et si on ne le fait pas, ça provoque un malaise. Mais ce malaise n’est pas forcément une souffrance si on arrive à le régler tout de suite. Donc il y a des niveaux différents entre la perception, la représentation et l’inévitable malaise de toute existence. C’est le malaise biologique alors qu’actuellement on est en train d’ajouter une souffrance relationnelle qui est due à nos nouvelles conditions de travail.
Alors le travail peut être considéré comme une souffrance, et il y a beaucoup de définitions, qui disent que le labeur, ça veut dire labourer, ça veut dire souffrir. Mais dans les conditions modernes, il y a des travaux qui ne sont pas des souffrances, et à l’origine de nos travaux, ce n’était pas une souffrance.
A l’époque où on était chasseur cueilleur, la souffrance n’était pas obligatoire. Actuellement, il y a des gens qui chassent et font la cueillette et vont à la pêche par plaisir. On fonctionnait de cette manière.
Mais quand le néolithique est apparu, c’est-à-dire quand on a commencé à s’approprier les terres et quand on a commencé à utiliser la technologie pour domestiquer les animaux, pour les élever, pour les garder, pour les posséder, à ce moment-là la souffrance est apparue parce qu’il a fallu se contraindre à dominer la nature et les animaux et il a fallu établir entre nous, êtres humains, des rapports de possession, de biens. Certains avaient des biens que les autres n’avaient pas, il a fallu donc commencer à se protéger des autres et sont apparus des rapports d’hostilité entre nous. Et là, le travail a commencé à devenir une souffrance.
On peut lutter contre la souffrance au travail. C’est-à-dire qu’à l’époque où le travail n’était qu’une souffrance, il n’y a pas longtemps encore, j’ai été médecin à La Seyne, il y avait des chantiers où les ouvriers travaillaient dix à douze heures par jour. Pas loin d’ici, il y avait des mineurs. Je n’ai pas connu l’époque où ils travaillaient quinze heures par jour, mais j’ai connu l’époque où ils travaillaient douze heures par jour après avoir fait une heure de voyage aller, une heure de voyage retour. Ils travaillaient par 50 degrés, à plat ventre, sans protection, tout nus, sans manger ou avec un peu d’eau chaude à midi. Ils rentraient le soir avec le dos balafré par les chutes de morceaux de charbon ou les yeux brûlés par les arcs. Et là, le travail était une souffrance constante. C’est-à-dire que chaque geste était une souffrance. Les progrès techniques ont permis de diviser la souffrance. Et les progrès sociaux ont permis d’améliorer les conditions de travail, c’est-à-dire de lutter contre la souffrance.
Actuellement, ce que je viens de dire n’existe pratiquement plus, sauf dans les pays pauvres. Actuellement, les conditions de travail sont essentiellement le tertiaire, c’est-à-dire les machines. Et là, la souffrance n’est plus physique comme pour les mineurs, comme pour les ouvriers ou comme pour les paysans. La souffrance devient essentiellement relationnelle.
Elle est provoquée par l’immobilité physique, et elle est provoquée par des relations difficiles. Et c’est un autre type de souffrance. Ce n’est plus la douleur physique. Là, c’est la souffrance, c’est-à-dire… Nous, l’être humain, on peut souffrir deux fois. On peut souffrir du coup que l’on reçoit dans le réel – c’est le cas des mineurs, des ouvriers, des paysans – et on peut souffrir de la représentation du coup – c’est le cas de la souffrance au travail aujourd’hui. C’est-à-dire que quand quelqu’un établit une mauvaise relation au travail, une relation d’humiliation, une relation de critique ou de mépris constant, la douleur n’est pas grande. C’est la représentation. « Regardez comment il me parle. » « Regardez comment il m’a reçu. » Et c’est dans la représentation que l’on se met à souffrir. C’est-à-dire que la nature de la souffrance n’est plus du tout la même. On ne souffre plus de la perception du froid, de la fatigue, des coups sur le dos ou sur la tête comme les mineurs. On souffre de la représentation, c’est-à-dire de l’idée que l’on se fait.
De plus, avant, il n’y a pas longtemps encore, la souffrance, les espaces où on travaillait étaient très grands. C’était le champ, c’était la mine, il fallait très souvent une heure pour descendre au fond, ou dans les containers les soudeurs mettaient une heure pour arriver au fond. Actuellement, on arrive sur le travail, on a un espace clos, avec toujours les mêmes visages, les mêmes relations. Dans les espaces clos, la moindre difficulté prend une ampleur extraordinaire. C’est-à-dire que si l’espace est grand, que vous méprisez quelqu’un parce qu’il ne travaille pas assez vite ou parce qu’il a eu peur d’un animal, ce n’est pas grave, il ira jouer ailleurs, il va s’espacer, et il apprendra son métier. Ce n’est pas grave. Si vous méprisez quelqu’un dans un espace clos, c’est très grave. Parce que celui qui a été méprisé va rester à votre contact et il va y penser tout le temps.
Donc la nature de la souffrance a complètement changé et maintenant, la souffrance psychique est un véritable drame, une véritable difficulté, peut-être même plus grande que la souffrance physique parce que la souffrance physique, elle finissait par passer. Alors que la souffrance morale, on la garde.
De plus, les milieux clos sont des milieux qui finissent toujours par aboutir à la souffrance et en plus, dans ces milieux clos, les transgressions sont très faciles. Je veux dire que quand il y a un grand espace, les gens se sentent souvent sous le regard des autres. Ils ne peuvent pas tout se permettre. Alors que dans un milieu clos, comme un bateau, comme un bureau, dans un milieu clos, s’il y a un sadique, il peut tout se permettre. Donc ça veut dire que la souffrance a changé de nature, mais qu’elle est probablement plus grande que la douleur.
Alors j’ai connu l’époque où les hommes travaillaient douze ou quinze heures par jour. Physiquement, ils souffraient beaucoup. Mais il y avait une solidarité, il y avait une entraide. Les anciens donnaient des conseils aux jeunes. Quand il y avait un blessé, il était entouré. Quand il rentrait chez lui, il était soigné. Et cette solidarité fait que la souffrance physique était grande. Il y avait très peu de dépressions.
Alors qu’aujourd’hui, les nouvelles conditions de travail sont totalement différentes. Physiquement, on souffre rarement, mais en revanche dans un milieu clos, lorsque le travail n’a pas de sens, quand il y a des conflits, on ne pense qu’à ça. On le rumine, on devient trop attentif, on les interprète tout le temps. Et finalement, à force de ruminer, on se met soi-même sur le tapis roulant de la dépression.
Il y a moins de souffrance physique, il y a beaucoup plus de dépressions parce qu’on a perdu l’effet tranquillisant de l’effort physique, et on a perdu surtout l’effet tranquillisant de la solidarité. Et si le projet a un sens, on accepte de souffrir. Si notre travail n’a pas de sens, on n’a que la souffrance et la dépression.
Alors dans la souffrance, il n’y a pas de relation de causalité, c’est-à-dire que l’on ne peut pas dire : une cause provoque un effet. On ne peut pas dire : je souffre parce qu’il m’a regardé méchamment ou parce qu’il m’a parlé méchamment.
Le même fait, si on donne sens à notre souffrance, sera parfaitement bien supporté. Par exemple, chez les pionniers ou dans les groupes d’hommes et de femmes qui ont un projet, une réalisation à faire « allez ! Dépêche-toi un peu ! Travaille un peu plus vite ! » Si on a un projet, ce n’est pas grave. Si on n’a pas de projet, cette même phrase, cette même mimique de mépris va me blesser profondément.
On a évalué ça. On sait évaluer scientifiquement. On peut l’évaluer. On peut évaluer la subjectivité. Par exemple, après un accouchement : « Madame pouvez-vous dire, vous avez un fil jusqu’à 5, faites une croix pour évaluer l’intensité de votre souffrance. » Une heure après l’accouchement, presque toutes les femmes mettent la croix à presque 5 sur 5. Un mois après, la croix est à 3 sur 5. Un an après, la croix est à 1 ou 2 sur 5.
C’est-à-dire que le sens donné par la présence du petit bonhomme qui est arrivé au monde modifie complètement la représentation de la souffrance. Et on souffre beaucoup moins quand il y a un projet à réaliser, quand on peut partager un effort, qui peut être fatigant, qui peut être usant, mais si cet effort a un sens, on pardonne, on l’oublie. Et même après coup, les moments heureux de notre existence sont les moments où on a souffert, à condition que cette souffrance ait eu un sens, un projet. Les plus beaux moments de l’existence, d’un travail, sont les moments pionniers. Quand on a quelque chose à créer, on pardonne la souffrance.
Bruno BEZIAT
Merci Beaucoup Boris Cyrulnik. Et au revoir.
Boris CYRULNIK
Merci d’être venus. J’aurais aimé être avec vous à Bordeaux, mais je suis content que vous soyez venus à Toulon.
Ont participé à cette table ronde :
- Didier MERCIER LACHAPELLE, CNFPT
- Henri HAMMICHE, DRH Communauté urbaine de Lille
- Colette CLAMENS, DGS CDG Haute Garonne
- Nadim FARES, FNP
Thierry GUILLEMOT
Didier Mercier Lachapelle, vous assurez la formation professionnelle des 1,8 million d’agents publics, et vous considérez le domaine de la santé et de l’hygiène au travail comme une priorité.
Didier MERCIER LACHAPELLE
Oui, étant précisé que cette préoccupation est assez récente dans les collectivités territoriales. L’accord de novembre 2009 et la loi de juillet 2010 sur la prévention des risques nous ont amenés à accompagner les collectivités dans la prise en compte des RPS.
La fonction publique territoriale regroupe 47 000 employeurs régis par le principe constitutionnel de la libre administration des collectivités territoriales. Il est nécessaire d’accompagner les collectivités, les cadres et les élus, qui sont également les employeurs. Pour ce faire, nous devons identifier les risques auxquels les agents sont exposés. L’observatoire national du CNFPT (Centre national de la fonction publique territoriale) a réalisé une étude en juin 2012 sur la spécificité territoriale en matière de prévention des risques. Il apparaît que tous les agents sont exposés aux mêmes risques mais que le contexte diffère.
Depuis près de 25 ans, les collectivités territoriales connaissent des évolutions constantes et une accumulation de réformes. Suite à la décentralisation, le service public de proximité est désormais assuré principalement par les agents de ces collectivités, ce qui crée des tensions liées aux relations avec le public. Une spécificité concerne également l’intensité au travail, notamment en situation d’accueil du public. Interrompre fréquemment sa tâche ou changer de poste en urgence créent des risques de stress.
La gestion politique doit également être prise en compte car un agent de base peut être confronté à une double hiérarchie qui peut être difficile à concilier. Les alternances politiques peuvent en outre modifier l’organisation. Il apparaît que les petites collectivités sont peu outillées pour prendre en compte les risques et y répondre.
L’allongement de la durée des carrières est aussi un facteur qui aggrave les risques.
Sur la base de ces constats, le CNFPT a été amené à apporter un certain nombre de réponses pour accompagner les collectivités dans la prévention des RPS. Dans un premier temps, nous devons être en mesure d’accompagner les collectivités sur les obligations fixées par la loi. Des postes d’assistants, de conseillers de prévention ou d’agents chargés des fonctions d’inspection ont été créées et l’établissement a rédigé des fiches métiers définissant le rôle de ces différents acteurs.
Nous avons en outre élaboré en lien avec l’ANACT une offre de formation visant à professionnaliser les acteurs au sein des collectivités, à sensibiliser les élus et les cadres à la nécessité de mettre en place une démarche de prévention, mais aussi à accompagner la mise en place des CHSCT.
Bruno BEZIAT
Les RPS constituent-il désormais une véritable préoccupation pour les collectivités ?
Didier MERCIER LACHAPELLE
Oui, pour les collectivités les plus importantes. Cependant, une majorité de collectivités n’emploie qu’un ou deux agents.
Bruno BEZIAT
Henri Hammiche, quelle est votre expérience sur cette question du bien-être au travail ?
Henri HAMMICHE
Il me semble que l’hypermédiatisation des RPS a fait perdre de vue aux employeurs la nécessité de prévenir et de traiter ces risques. Selon moi, la problématique des RPS est davantage une problématique de santé au travail que de bien-être au travail.
Parler de souffrance au travail risque d’être « victimisant ». Il semble préférable d’aborder la question sous l’angle des conditions à créer pour respecter la santé des salariés. Lille Métropole s’est centrée sur un discours mobilisant pour admettre que la souffrance au travail ne se limite pas à la souffrance psychologique et que toute difficulté ne génère pas automatiquement de la souffrance au travail.
Nous avons travaillé sur ce sujet avec les syndicats il y a deux ans et demi. Nous avons mené une grande enquête interne que nous avons présentée en CHSCT. Cependant, elle n’a donné lieu à aucun plan d’actions et il n’en a plus été question jusqu’à la nouvelle loi.
Nous avons décidé de ne pas relancer une nouvelle enquête interne mais de constituer un groupe de travail. Nous avons ainsi élaboré un plan de prévention qui a été validé en CHSCT. Il s’articule autour de la prévention des RPS, du traitement des troubles psychosociaux puis de la création d’indicateurs et de la communication. Ce plan détaille 42 actions à réaliser sur trois ans, ce qui représente plus d’une action par mois.
Nous nous y attelons depuis deux ans et nous disposons d’un certain recul. Les deux premiers volets me paraissent importants et complémentaires. Le volet relatif à la communication et à la production d’indicateurs est ambitieux et vaste. Nous avons obtenu tellement de données qu’il a été nécessaire de croiser plusieurs démarches pour les interpréter.
En matière de prévention, nous avons décidé de mettre en place un réseau d’acteurs pour instaurer un réseau de vigilance qui doit nous permettre de voir l’invisible. De plus, l’ensemble des cadres de la DRH ont été formés sur les RPS. Nous avons également créé un site intranet de santé au travail, mis en place un numéro vert externe de soutien psychologique et dressé un diagnostic spécifique RPS sur certains métiers.
S’agissant du traitement des risques, un dispositif d’alerte permet à chaque agent d’alerter directement la DRH en cas de besoin. Nous avons également instauré un dispositif transverse de suivi des situations individuelles qui permet de mettre en place un soutien spécifique en cas de grandes difficultés.
A lui seul, ce plan ne suffit pas pour aborder la problématique du bien-être au travail qui est multifactorielle. Nous le complétons par des politiques de formation, de communication et d’action sociale ambitieuses. La prévention et le traitement des troubles psychosociaux sont de la responsabilité de tous.
Bruno BEZIAT
Avez-vous pu constater l’utilité de ce plan de prévention ?
Henri HAMMICHE
Nous devons croiser nos indicateurs pour réaliser une analyse.
Thierry GUILLEMOT
Colette CLAMENS, vous êtes Directrice générale des services du centre départemental de gestion de Haute Garonne (CDG 31) qui gère 15 000 agents et emploie 105 agents.
Colette CLAMENS
Le rôle des Centres de gestion, Etablissements Publics Administratifs de Gestion et de Conseil, est de mettre en œuvre auprès des Collectivités territoriales de leur ressort des missions obligatoires dévolues par la loi et des missions optionnelles, décidées par chaque Conseil d’Administration.
Au CDG 31, notre cœur de métier historique, la gestion et le conseil statutaire permet un traitement égalitaire et un accompagnement permanent des collectivités territoriales dans leur gestion des ressources humaines, au quotidien via le suivi des dossiers d’agents, avec un conseil juridique statutaire de plus en plus complexe, la tenue des instances, mais aussi des rendez-vous particuliers, des permanences délocalisées sur le territoire (grâce à la dématérialisation des dossiers), et toute une gamme d’outils. Les services Concours et Emploi contribuent aussi à la promotion d’une fonction publique territoriale homogène, cohérente, vivante et adaptable.
La mise en œuvre de l’ensemble de ces moyens et outils de gestion concourt à la garantie d’une équité de traitement des agents territoriaux en : là se trouve le premier niveau de prévention des risques psycho sociaux (RPS). En effet, le respect du statut, la bonne compréhension des cadres d’emplois, la définition juste des missions et activités, les organisations lisibles, l’accompagnement des employeurs, impactent les politiques de recrutement, de gestion des ressources humaines, au bénéfice d’agents qui savent ce que l’on attend d’eux, dès lors qu’ils ont une place et un métier bien compris, et non plus seulement un emploi…
Les CDG peuvent mettre en œuvre des missions spécifiques en santé au travail, qui développent à la fois une culture de prévention des risques en général, des réflexes managériaux, une mise au jour (et à plat) des pratiques positives comme des pratiques génératrices d’incompréhension, d’opacité, de souffrances …
En Haute-Garonne, un quart du personnel du CDG intervient sur le pôle Santé et Protection sociale pour accompagner les collectivités adhérentes dans la prévention des risques professionnels. Cette équipe pluridisciplinaire comprend quatorze médecins, un ingénieur et quatre consultants en prévention et conditions de travail, un juriste spécialisé en protection sociale, une mission maintien dans l’emploi, un service assurance des risques statutaires, une psychologue du travail, une coordinatrice administrative et cinq assistantes. La présence du CDG, la diffusion d’outils, le dialogue social, la confrontation des modes de gestion, l’accompagnement des élus dans la recherche de solutions, constituent autant de leviers d’action dans la prévention des RPS.
L’approche pluridisciplinaire des difficultés de gestion de la ressource humaine des collectivités territoriales permet des mises en œuvre dimensionnées aux problèmes rencontrés. Notre légitimité est ancrée sur cette expertise, sur la connaissance de notre territoire, sur nos capacités de réactivité et d’adaptation aux contextes très divers de nos missions.
La Prévention des RPS dans les collectivités territoriales est ainsi envisagée dans sa dimension managériale au sens large du terme : là est l’atout majeur des CDG, légitimement reconnus pour cela.
Nous avons aussi le souci de la santé de nos collaborateurs, qui quelquefois eux-mêmes sont très exposés à des situations difficiles, et nous pensons à les accompagner, comme c’est le cas pour nos médecins, et à aménager des espaces de « retours réflexifs » qui garantissent l’homogénéité des visions et postures des professionnels que nous sommes.
Les CDG sont les établissements de proximité nécessaires au bon fonctionnement des collectivités territoriales et contribuent au développement d’un service public local de qualité, pérenne et soucieux des conditions de travail des agents qui le composent. Nous sommes fiers de compter parmi les leviers d’action œuvrant pour le mieux être au travail dans la Fonction Publique Territoriale.
Thierry GUILLEMOT
Quels outils et quelles actions sont adaptés pour une petite structure territoriale qui souhaite traiter les RPS ?
Colette CLAMENS
Il suffit quelquefois que nous envoyions une équipe sur place et que nous fournissions quelques outils. Suivant les problématiques rencontrées, il peut être nécessaire que nous nous fassions accompagner par des psychologues du travail indépendants.
Bruno BEZIAT
Comment passer du diagnostic ou pronostic ? Comment articuler les trois types de prévention ?
Henri HAMMICHE
Nous disposons d’outils et d’expertise, puis nous nous faisons aider. Il est indispensable de lier les composantes entre elles, c’est-à-dire d’agir en préventif mais également de traiter les situations avérées. Travailler sur les situations avérées revient à prévenir.
Bruno BEZIAT
A quand une définition juridique des RPS ?
Didier MERCIER LACHAPELLE
Je ne suis pas convaincu par l’utilité d’une telle définition. Les situations rencontrées sont atypiques et les mêmes causes ne créent pas les mêmes effets. En revanche, il est nécessaire de poser un langage unique sur les risques. Les agents, quelle que soit la taille de la collectivité, doivent être considérés de la même manière. Des outils sont donc nécessaires à l’application de la loi de juillet 2010 et à l’accompagnement des élus confrontés à ces difficultés.
Thierry GUILLEMOT
Les RPS sont-ils au programme du CNFPT ?
Didier MERCIER LACHAPELLE
Nous apprenons à professionnaliser des acteurs qui vont prendre en compte ce domaine. L’offre de formation est construite au sein des instances du CNFPT qui sont paritaires et regroupent employeurs territoriaux et représentants syndicaux. Nous mettons également des outils à disposition des collectivités.
Nadim FARES
J’aimerais ajouter quelques éléments de réflexion en conclusion. 97 % des collectivités territoriales emploient moins de 350 agents. Tous les CDG doivent disposer des mêmes moyens.
Les RPS constituent une problématique nouvelle pour la fonction publique territoriale ce qui ne signifie pas que leurs agents sont moins exposés que les autres travailleurs.
Nous nous inscrivons toujours dans une notion de manque de moyens et d’expertise. Les CDG acceptent leur responsabilité et l’assument pleinement. En outre, il apparait que la fonction publique territoriale est encore dans une culture d’accident du travail et pas encore dans une culture de maladie professionnelle.
La fonction publique territoriale est en mutation, notamment autour de la loi sur l’intercommunalité. Nous ne devrons pas manquer le rendez-vous de 2014 visant à faire évoluer les CHS vers les CHSCT. Cette étape constituera une opportunité pour le Fonds de prévention de réfléchir sur la problématique qui est l’objet de notre colloque (cette phrase n’est pas claire).
Intervention de Samuel Crevel, magistrat
Thierry GUILLEMOT
Je vous propose d’accueillir le dernier intervenant de cette journée Samuel Crevel, qui est magistrat conseiller référendaire à la Cour de cassation depuis trois ans. Docteur en droit, il est également chargé d’enseignements à la faculté de droit de Paris I (Panthéon-Sorbonne).
Depuis de nombreuses années, il s’intéresse à un secteur du droit à la frontière des droits public et privé, à savoir, l’application du droit privé dans les collectivités publiques. Ont été écrits dans cette démarche, un ouvrage décrivant la confrontation du droit social et des collectivités territoriales et plusieurs articles sur le traitement du harcèlement et de l’alcoolisme dans ces mêmes collectivités, ainsi que sur la protection fonctionnelle des élus et des agents.
S. Crevel a également rédigé pour le Fonds national de prévention une étude consacrée à la responsabilité pénale des acteurs des collectivités territoriales à raison des infractions en matière de santé et de sécurité du travail, sujet auquel pourraient être en partie rattachés les propos commis aujourd’hui devant vous.
Samuel CREVEL, Magistrat
Je suis très heureux d’intervenir devant vous sur ce sujet passionnant et difficile, au carrefour du droit du travail, de la réglementation de la santé & sécurité au travail, du droit disciplinaire et du droit pénal..
Trop longtemps (et parfois délibérément) ignorés par les employeurs et par les instances représentatives du personnel comme ne répondant pas aux critères “classiques” des accidents et des maladies professionnels, les risques psychosociaux dont les travailleurs (terme neutre pour désigner un salarié d’une entreprise ou un agent d’une collectivité publique) peuvent être victimes dans le cadre de leur travail semblent aujourd’hui faire, à l’inverse, l’objet de toutes les attentions, notamment médiatiques, au risque, parfois, d’être surdimensionnés.
Il est vrai que ces risques professionnels d’un genre nouveau sont devenus une lourde réalité judiciaire.
Il semblerait que les décisions relatives au harcèlement et au suicide des travailleurs constituent un bon -et triste- indicateur de l’étendue concrète de ces risques dans les collectivités de travail tout en étant bien conscient de ce que les troubles dits psychosociaux n’ont pas tous pour cause un harcèlement (du moins tel que défini par la loi). Les risques psychosociaux sont en effet plus vaste que le harcèlement, pour emblématique soit-il. La jurisprudence devra d’ailleurs, vraisemblablement, parvenir assez rapidement à appréhender ces risques en dehors du cadre juridique bien balisé du harcèlement.
En 2011, les harcèlements (réels ou supposés) ont fait l’objet de 250 arrêts de la Cour de cassation et de 304 arrêts en 2012. Quant au suicide, il a alimenté 8 pourvois en 2011 puis 12 en 2012.
On observe à l’analyse que, contrairement à ce que l’on pourrait penser, la très grande majorité des pourvois (près de 4/5ème) n’ont pas pour cadre une poursuite pénale contre l’auteur du harcèlement quel qu’il soit, mais un litige entre le salarié prétendument victime de harcèlement et son employeur (qui n’en est pas forcément l’auteur) relativement au contrat de travail (contestation d’une sanction disciplinaire, reconnaissance d’une maladie professionnelle, demande d’indemnisation, requalification d’une démission en licenciement...).
Dans le secteur public, s’ajoute à cela la question, toujours délicate, de l’octroi de la protection fonctionnelle à l’agent prétendument agressé, mais aussi au prétendu agresseur (sur la possibilité d’accorder la protection fonctionnelle à un agent victime de harcèlement, CE, 12 mars 2010).
On assiste également à la naissance de litiges, qu’on pourrait qualifier de collectifs dans la langue du droit social, d’un genre inédit. Ces litiges ont pour origine, l’action exercée par un CHSCT contre l’employeur refusant de financer l’intervention d’un expert extérieur, pour rechercher l’éventuelle présence dans l’entreprise de risques psychosociaux excessifs (par ex., Cass. soc., 26 janvier 2012, n° 10-12183 ; 19 mai 2010, n° 08-19316). Il convient de rappeler que les CHSCT feront bientôt leur apparition dans les collectivités locales.
Le juriste ne saurait attribuer le passage de l’ombre à lumière de risques professionnels à une quelconque évolution récente des textes, dans le sens d’une plus grande reconnaissance.
Les causes de cette émergence des risques psycho-sociaux dans le paysage juridique sont autres :
- plus grande liberté des salariés qui hésitent moins à parler entre eux des difficultés rencontrées dans l’entreprise et éventuellement à se fédérer contre leur employeur commun s’ils le tiennent pour fautif (autrefois rarissimes dans les procédures, les attestations rédigées par des salariés en faveur d’un autre dans les affaires de harcèlement deviennent de plus en plus fréquentes) ;
- plus grande sensibilisation aux “troubles psycho-sociaux”, des instances représentatives du personnel mais aussi des services de l’inspection du travail ;
- inversement, une moindre présence des organisations syndicales dans l’entreprise peut être aussi regardé comme un facteur de développement d’un climat propice à de tels troubles ;
- tendance des salariés à agir contre leur employeur s’ils estiment, à tort ou à raison, qu’ils ont une chance de voir engager sa responsabilité à leur égard ; c’est là une des manifestations de la judiciarisation (certains diront de l’américanisation) de la société française ;
- une jurisprudence assez, voire, bien sensibilisée à ces risques nouveaux ;
- la montée en puissance du secteur tertiaire plus propice au harcèlement que les deux autres secteurs ;
- des relations de travail plus tendues à cause de cadences plus soutenues et de moyens de contrôle de l’activité du salarié plus perfectionnés...
Cette liste n’est pas exhaustive.
Ajoutons que les employeurs publics territoriaux et hospitaliers, affiliés au Fonds national de prévention auquel nous devons de nous retrouver réunis aujourd’hui, sont peut-être plus souvent confrontés que les employeurs du secteur privé aux risques qui nous préoccupent, pour les raisons que les agents employés par ces structures publiques ne peuvent être que très difficilement licenciés et, plus généralement, que les autorités territoriales répugnent davantage que leurs homologues du secteur privé à prononcer des sanctions disciplinaires contre les harceleurs.
En guise de synthèse rapide, on peut dire qu’il ressort de l’analyse des décisions des juridictions judiciaires, davantage concernées que le juge administratif, que la jurisprudence en est aujourd’hui arrivée à traiter les risques psychosociaux comme des accidents du travail ou des maladies professionnelles “comme les autres” avec l’imputation à l’entreprise et, le cas échéant, la responsabilisation de l’employeur que cela appelle.
– Cette ligne jurisprudentielle mérite sans doute approbation pour permettre une vraie prise en compte juridique de ces risques et les inscrire dans une démarche de prévention bien répertoriée.
Mais certains diront que poussée trop loin, cette assimilation pourrait conduire à la banalisation des risques psychosociaux et, finalement, à une moindre sensibilisation.
Bruno BEZIAT
Dans quelles mesures un travailleur peut-il espérer imputer les risques psycho sociaux à la structure qui l’emploie ?
Samuel CREVEL
Comme indiqué dans la présentation, la jurisprudence regarde actuellement de tels troubles comme des accidents du travail.
Il s’ensuit que si le travailleur démontre que ces troubles ont été contractés à l’occasion du travail, il pourra obtenir une indemnisation de la part de l’entreprise ou de la collectivité.
La jurisprudence est en effet en ce sens que, l’obligation de sécurité de résultat généralement dégagée depuis 2002 à la charge de l’employeur, oblige également celui-ci d’empêcher que de tels risques ne se développent dans la collectivité de travail (Cass.soc, 19 octobre 2011, n° 09-68272 : “Attendu que l’employeur est tenu envers ses salariés d’une obligation de sécurité de résultat en matière de protection de la santé et de la sécurité des travailleurs, notamment en matière de harcèlement moral et sexuel, et que l’absence de faute de sa part ne peut l’exonérer de sa responsabilité ; qu’il doit répondre des agissements des personnes qui exercent, de fait ou de droit, une autorité sur les salariés ”).
Le juge du contrat de travail contrôle concrètement, en cas de contentieux, quelles ont été les conditions de travail du salarié pour déterminer si celui-ci est ou non fondé à se plaindre d’avoir travaillé dans une ambiance de risques psycho-sociaux préjudiciable (parmi de nombreux ex., Cass. soc, 17 octobre 2012, n°11-18884 : “Mais attendu que la cour d’appel a retenu la charge de travail de la salariée , dénoncée par celle-ci à partir de son évaluation pour l’année 2004, sans renforcement en personnel malgré les allégations de l’employeur, l’absence de réaction de cet employeur à l’occasion du premier avis du médecin du travail du 30 octobre 2007, la connaissance des relations difficiles de la salariée avec son nouveau supérieur hiérarchique, résultant d’une attestation du directeur des relations publiques dans l’entreprise jusqu’en 2005 et d’une attestation du médecin salarié affecté à la direction médicale de l’entreprise, visant la dégradation des conditions de travail de la salariée à l’arrivée de ce supérieur, l’absence de prise en considération des doléances exprimées par la salariée au cours de l’entretien préalable, faisant état de son épuisement dû aux méthodes managériales de ce supérieur et de la pression exercée sur le personnel de l’entreprise ; qu’ayant exactement déduit de ses constatations et énonciations un manquement de l’employeur à son obligation de prévenir les agissements de harcèlement moral à l’encontre de la salariée, elle a, par ces seuls motifs, légalement justifié sa décision ;”).
Il semble ressortir de la jurisprudence que le juge judiciaire tend à caractériser le harcèlement à l’image d’un “travailleur standard”, en recherchant, au cas par cas, si les agissements dont il se plaint sont in abstracto tolérables ou non. Cette position lui permet de dépasser le caractère subjectif de cette infraction particulière.
Thierry GUILLEMOT
Dans quelle mesure la collectivité de travail peut-elle se voir imputer le suicide d’un de ses travailleurs ?
Samuel Crevel_ Cette question se situe dans le prolongement de la précédente.
Dans un premier temps, le juge se montrait très réticent à admettre que le suicide d’un salarié pût être imputé à l’entreprise considérant que c’était là un geste procédant du libre-arbitre de son auteur (par exemple, Cass. soc, 4 mai 1972, n° 71-13354).
Puis, la Cour de cassation a commencé d’admettre que le suicide puisse être rattaché au travail du salarié défunt si ces ayants-droit démontraient que le suicide était intervenu “dans un climat de harcèlement et à cause de celui-ci ” (par ex., Cass. civ 2, 22 février 2007, n° 05-13771) étant régulièrement (et justement) rappelé que “le suicide ne fait pas à lui seul présumer le harcèlement” ( Cass. soc, 27 janvier 2004, n° 07-43257).
Enfin et actuellement, la Cour de cassation retient, pour les suicides, la qualification d’accident du travail en dehors de tout contexte de harcèlement établi. Autrement dit, le suicide a quitté la sphère du harcèlement pour entrer dans celle, plus vaste, des risques psycho-sociaux.
Cela ne signifie évidemment pas que désormais le suicide d’un salarié doive toujours être réputé accident du travail, mais seulement que le suicide est traité, si les conditions d’imputabilité sont réunies, comme n’importe quel autre accident du travail.
C’est ainsi que depuis un important arrêt de la 2ème chambre civile de la Cour de cassation du 7 avril 2011 (n° 10-16157), il est retenu que le suicide d’un salarié survenu aux temps et lieux de son travail ouvre droit, comme tout accident survenant dans ces conditions, à la présomption d’imputabilité au travail prévue à l’article L 411-1 du code de la sécurité sociale (présomption qui n’existe pas expressément dans le secteur public).
Il incombe dès lors à l’employeur, qui veut échapper aux conséquences indemnitaires que cette qualification suppose, de démontrer que cet accident est sans lien avec le travail. Il pourra démontrer, par exemple, que le suicide provient de difficultés d’ordre personnel du salarié (Cass. civ 2ème, 18 octobre 2005, n°04-30205) ou d’un état dépressif non provoqué par le travail (Cass. civ 2ème, 18 novembre 2010, n° 09-69977).
Thierry GUILLEMOT
L’exposition de membres d’une collectivité de travail à des risques psycho-sociaux est-elle susceptible d’exposer leur employeur à une quelconque responsabilité pénale ?
Il faut, s’agissant de la responsabilité pénale, garder deux principes à l’esprit.
- Le principe de légalité des délits en premier lieu. Il s’en déduit qu’un risque psycho-social n’exposera l’employeur à des poursuites que s’il est érigé en infraction par la loi tel le harcèlement.
- Le principe de personnalité des peines, en second lieu, qui exclut normalement qu’une personne puisse être tenue pour pénalement responsable des agissements commis par une autre.
L’employeur sera donc susceptible d’être poursuivi pour des faits de harcèlement s’il est établi qu’il en est personnellement l’auteur (par ex., Cass crim, 21 juin 2005, n° 04-86936).
A l’inverse, il ne pourra être inquiété si l’auteur du harcèlement est un autre membre de l’entreprise (par ex., Cass., crim, 27 avril 2011, n° 10-87555).
Mais on a vu récemment la Cour de cassation admettre que l’employeur puisse être poursuivi comme complice d’un harcèlement commis dans l’entreprise s’il était au courant des faits et s’est abstenu d’y mettre fin. Cet arrêt pourrait être regardé comme un prolongement de l’obligation de sécurité de résultat transposée à la matière pénale (Cass. crim, 13 mars 2012, n° 10-87338 : “ alors que si la complicité par aide ou assistance ne peut s’induire d’une simple inaction ou abstention, elle se trouve en revanche caractérisée lorsque le complice ayant eu connaissance de l’infraction a laissé la commettre alors qu’il disposait des moyens légaux de s’y opposer ; qu’en se bornant à relever qu’il n’était pas établi que les faits constitutifs de harcèlement moral étaient le fruit de l’initiative de M. Z..., sans rechercher, comme elle y avait été expressément invitée, si celui-ci, qui n’ignorait pas les faits dont était victime M. Y... , n’en avait pas facilité la commission en s’abstenant d’y mettre un terme comme, en sa qualité de directeur général adjoint il avait non seulement le pouvoir mais aussi le devoir de le faire, la cour d’appel n’a pas légalement justifié sa décision de considérer comme non constitué le délit de complicité de harcèlement moral " .
Thierry GUILLEMOT
Existe-t-il un intérêt à simplifier le dossier judiciaire de la procédure de harcèlement ?
Samuel CREVEL
Conformément à la règle générale, la preuve du harcèlement doit être apportée par celui qui s’en plaint. Il est à constater qu’en pratique, le travailleur qui entend dénoncer un harcèlement pourra rencontrer des difficultés à apporter une quelconque preuve de ces agissements notamment si ses collègues de travail refusent de témoigner et s’il ne peut démontrer aucun élément tangible. (hypothèse d’un « climat » de harcèlement). La procédure de harcèlement n’est, en effet, pas plus complexe qu’une autre ; seule la preuve peut être problématique.
Thierry GUILLEMOT
Quelle place pour la prévention dans le dispositif sanctionnateur et indemnitaire qui a été décrit ?
Samuel CREVEL
Ce serait une erreur que de croire que dans la mesure où le droit permet désormais de responsabiliser l’employeur ou la collectivité de travail à raison de l’apparition de troubles psycho-sociaux, toute démarche de prévention en la matière serait devenue inutile.
Cette assimilation des risques aux affections “traditionnelles” du travail remet, au contraire, la prévention dans toute sa perspective : les différents organes de la prévention (pour les collectivités publiques : assistants de prévention, agents chargés des fonctions d’inspection, CHSCT, médecin du travail et, au premier chef, autorité territoriale) ne peuvent plus, dans l’exercice de leurs missions respectives, prétendre ignorer ces risques au prétexte de leur particularité réelle ou supposée. Ils devront les détecter et les conjurer comme tous les autres risques professionnels plus tangibles et avec les mêmes moyens juridiques.
Ajoutons, même si c’est là une considération psychologique un peu primaire, que le risque -réel- d’engagement de sa responsabilité pécuniaire et surtout pénale s’est toujours avéré être un bon moyen d’inciter l’employeur à installer nolens volens une culture de la prévention des accidents du travail dans son entreprise...
Pour emprunter à la dénomination de ce colloque, le risque de responsabilisation est un bon “levier d’action” (voire de réaction).
Bruno BEZIAT
Merci pour ces éclaircissements.
Françoise PILLIN, Présidente Commission Invalidité Prévention du CA
Voici le moment de conclure cette journée riche en débats. J’ai écouté avec beaucoup d’intérêt les différentes interventions et vos témoignages. Les pistes de réflexion et les propositions concrètes s’inscrivent dans les perspectives d’action du plan national de prévention et vont contribuer à leur avancement.
Les RPS constituent une priorité dans les politiques de prévention à mettre en place. Les pistes de travail identifiées concernent la qualité du travail, le rôle du management et l’organisation du travail.
En réponse au mal-être au travail dans la fonction publique, la Direction générale de la fonction publique a présenté un guide méthodologique.
Pour mieux s’investir dans une action de prévention, il est nécessaire de comprendre les RPS et les enjeux liés.
Cette compréhension demande de passer d’une approche globale à une action sur les cultures. Les RPS sont un révélateur et doivent être connectés au sens et à la qualité du travail. Il importe de trouver de nouveaux modes de communication et des espaces de parole. Une attention particulière doit porter sur les rythmes, les horaires de travail et les temps sociaux. Des solutions sont à rechercher dans l’organisation du travail. En outre, des relais de formation et d’information s’imposent. Les partenariats avec l’AFNH et le CNFPT constituent des opportunités pour développer des compétences.
Boris Cyrulnik pointe que la nature de la souffrance a changé. La souffrance physique a laissé la place à des dépressions et il est important d’avoir un projet pour se construire. Dans cette dynamique, la mise en place des CHSCT est importante.
L’évaluation des risques est le point de départ de toute politique de santé au travail. Les CDG ont montré leur compétence et leur volonté d’agir dans la mise en place de telles politiques.
La pérennité des politiques mises en place reposera sur le renforcement de la complémentarité des différentes actions engagées.
Je vous remercie pour votre participation à nos travaux. Grâce à vous, nous avons commencé à préparer le prochain programme d’actions.